1/ Crise en Crimée : un référendum aux conséquences multiples
par Philippe Waechter, directeur recherche économique
La problématique posée en Ukraine est avant tout politique. L’erreur majeure serait de l’aborder d’abord sur un plan économique. La situation actuelle découle en effet de la volonté de la Russie d’accroître son influence en voulant intégrer progressivement les régions non russes, des pays proches, peuplées par des russes.
- Une population hétérogène
Certes, depuis plusieurs mois, l’Ukraine est dans une situation économique médiocre. Elle est en récession, son compte courant est déficitaire et ses réserves de change se réduisent à vive allure. Effectivement le gouvernement ukrainien a besoin de ressources pour faire face à ses engagements et éviter un mouvement de repli spectaculaire de l’activité et du revenu des ukrainiens. Le gouvernement Ianoukovitch cherchait des ressources pour faire face à ces déséquilibres. La dégradation de la situation économique s’est traduite par une série de manifestations pour faire basculer vers l’Europe un gouvernement qui tissait de nouveaux liens et renforçait ceux existant avec la Russie. D’ailleurs, un crédit de 15 milliards de dollars a été signé récemment entre la Russie et l’Ukraine. Cette signature n’a fait que redoubler les tensions qui ont abouti à la chute du gouvernement et à l’exil de Ianoukovitch.
Le changement du gouvernement central à Kiev a provoqué des mouvements au sein même de l’Ukraine en raison de l’hétérogénéité de la population et de sa répartition géographique. Dans la partie ouest vivent plutôt des ukrainiens, à l’est des populations très diverses avec des ukrainiens mais aussi beaucoup de communautés russes. La Crimée a une population dont la composante russe est majoritaire du fait du rattachement récent de la Crimée à l’Ukraine (don de Khrouchtchev en 1954).
- Deux scénarios possibles
Le changement constaté à Kiev s’est traduit par une plus grande instabilité dans la région-est et en Crimée. L’arrivée de militaires, d’origine indéfinie, et la milice en Crimée, ont donné l’impression d’une volonté rapide de scission. Cela a abouti à la mise en place d’un référendum d’indépendance de la Crimée voté par le parlement. Il est prévu pour le 16 mars avec l’assentiment de la Russie. Ceci est la pierre d’achoppement dans les négociations sur l’Ukraine entre la Russie, l’Europe et les Etats-Unis puisqu’il validerait le possible détachement de la Crimée de l’Ukraine et son rattachement à la Russie. Angela Merkel a, durant le week-end, indiqué que son déplacement au G8 de Sotchi était conditionné par le retrait de ce référendum.
A partir de cette situation plusieurs points doivent être discutés. Le premier est le caractère politique de ce qui se passe en Ukraine notamment lorsqu’est invoqué le sort des russes
devenus ukrainiens par le jeu des changements politiques du début des années 90 lors de la dislocation de l’URSS. Cette question n’est pas sans objet à la fois dans la façon dont Vladimir Poutine semble nostalgique de l’empire que représentait l’URSS et au regard aussi de ce qui se passe en Moldavie où la colonie russe est en train de faire pression pour se rattacher à la Russie. D’autres régions s’interrogent aussi sur les intentions russes.
Les pressions sont fortes pour écarter cette étape du processus car on peut imaginer que l’étape suivante portera sur la partie Est de l’Ukraine.
A ce moment-là il y a deux voies possibles :
1 - Les européens et les américains ne parviennent pas à écarter la possibilité d’un référendum, la réunion du G8 est reportée, ou plus probablement annulée, et des sanctions économiques sont prises contre la Russie. La menace est crédible car si les européens sont de grands consommateurs de matières premières russes, ils sont aussi un débouché considérable pour les produits russes. Les exportations vers l’Europe représentent environ 15% du PIB russe.
Toute tension excessive entre la Russie et l’Europe se traduirait par un risque sur l’approvisionnement européen. Une rupture de celui-ci aurait un effet négatif sur l’activité.
La situation russe deviendrait alors plus complexe et grandement fragilisée car c’est avant tout une économie de matières premières. Toute réduction des recettes liées à l’énergie se traduirait rapidement par une baisse du revenu pour l’ensemble de l’économie et par une baisse significative des recettes pour le gouvernement russe (la fiscalité sur l’énergie représente la moitié des recettes du budget russe). En outre, cela entrainerait un processus de ralentissement de la production qui serait lent et coûteux. Il y aurait donc un effet de persistance fort dans le processus. Car c’est là un des points de fragilité de la Russie : la dynamique de sa croissance est très dépendante des matières premières. Ses investissements
hors matières premières sont très réduits et ne permettent pas de disposer d’une production plus autonome.
En outre la menace de rétorsion des européens passe aussi par le système financier. Les russes ont tendance à exporter leurs capitaux pour investir ailleurs. Cela avait pu être perçu lors de la crise chypriote il y a quelques mois. Chypre était alors une plateforme bancaire offshore alimentée par des capitaux russes. Ils ont aussi développé une dette off-shore très importante et avec une progression très rapide depuis la fin 2011 (de l’ordre de 140 Mds de dollars à la fin du troisième trimestre 2013).
En d’autres termes, les sorties nettes de capitaux et le développement off-shore de la dette russe se traduisent par une forte sensibilité à la perception que peuvent avoir les investisseurs internationaux de la Russie. Les occidentaux auraient alors la possibilité de peser sur ceux-ci, incitant les oligarques russes à faire pression sur Vladimir Poutine. A très court terme, les pressions sur le rouble lors des premières tensions en Crimée se sont traduites par une baisse de 11 Mds de dollars des réserves de change. Ces pressions sur la monnaie pourraient s’accentuer et finalement pénaliser l’ensemble de l’économie russe. Un rouble plus faible alimenterait l’inflation et un contrôle des changes pour stabiliser la parité du rouble aurait vite épuisé les réserves de la Banque Centrale. En outre, le contrôle des capitaux qui pourrait être envisageable se ferait au détriment des oligarques, ce qui ne manquerait pas de poser d’autres soucis au Kremlin. La lecture de ce scénario suggère une stratégie d’usure notamment au sein de la Russie entre le pouvoir et les oligarques.
La réunion des pays occidentaux, ce mardi à Londres, devrait définir une série de sanctions possibles vis-à-vis de la Russie en cas de maintien du référendum. Outre l’annulation du G8 de Sotchi d’autres mesures pourraient être annoncées. En cas de maintien du référendum, ces sanctions seraient affirmées le lendemain de celui-ci. Les annonces et la réaction des russes seront une mesure de la crédibilité des occidentaux et du rapport de force avec la Russie notamment pour les européens.
2 – Le referendum est abandonné. Cela permettrait de lever la possibilité de sanctions de la part des occidentaux. Cependant, l’histoire ne pourra pas s’arrêter là et plusieurs points resteront en suspens :
- L’homogénéité de l’Ukraine
Elle se pose sous trois aspects. Le premier est géographique. La situation récente a mis à jour les différentes composantes de l’Ukraine. Les tensions récentes auront-elles des conséquences durables et ne renforcent-elles pas les incompatibilités déjà observées au sein de l’Ukraine ? En d’autres termes, les animosités mises à jour par la période récente sont-elles réversibles ? Le deuxième point est celui des élections présidentielles. Celles-ci sont fixées au 25 mai. Au regard des tensions récentes, si le vainqueur est un candidat pro-européen, sera-t-il perçu comme légitime par l’ensemble des ukrainiens ? Le sera-t-il aussi par la Russie ? Vladimir Poutine a déjà indiqué qu’il avait un doute sur la légalité de l’opération. En d’autres termes, il n’est pas certain que la situation trouve un apaisement rapide. Des manifestations continuent encore, montrant des oppositions fortes au sein même du pays. Il n’est pas sûr que la question de la partition de l’Ukraine puisse être définitivement enterrée. C’est un des risques associé à cette élection.
- Les propositions de l’Europe
L’Europe a souhaité pour l’instant la mise en place d’un protocole plus politique qu’économique avec l’Ukraine. L’objectif est de disposer d’abord d’une plus grande stabilité politique avant de passer à une autre étape comportant une dimension économique plus importante. Cependant, sur ce point les européens sont prudents. Pour un engagement plus important, il faudrait des réformes importantes en Ukraine, notamment sous l’égide du FMI afin de réduire les déséquilibres qui caractérisent l’économie ukrainienne. Or celui-ci apparait mesuré dans son attitude vis-à-vis de l’Ukraine. Les plans mis en place par l’institution de Washington en 2008 et 2011 ne sont pas allés jusqu’au bout en raison d’une absence de réformes alors que cela était la contrepartie de crédits. L’éventuelle adhésion à l’Union Européenne ne pourra se faire qu’une fois les réformes mises en œuvre.
- La pression de Gazprom
Même si la Russie accepte de faire machine arrière sur la Crimée, rien n’empêchera Gazprom, l’entreprise énergétique, de faire pression sur les ukrainiens via des conditions contractuelles plus rigoureuses. En 2009 de telles pressions s’étaient traduites par la suspension de livraison de gaz. Vladimir Poutine, lors de sa conférence de presse du 4 mars, a indiqué qu’une partie des réductions accordées à l’Ukraine étaient levées. Cela représente déjà un montant de 2 Mds de dollars. En d’autres termes, les russes ont un moyen dépression considérable sans prendre le risque d’un affrontement ouvert avec les pays occidentaux.
- Le rapport de force entre l’Union Européenne et la Russie
L’Europe fait une proposition de rapprochement politique afin que l’Ukraine conserve son indépendance alors que la Russie fait pression pour limiter celle-ci. Sera-ce suffisant de la
part des européens pour convaincre les ukrainiens ?
L’impact sera forcément long à se dessiner car au-delà des éventuelles aides de court terme il faudra que l’Ukraine se réforme et cela sera long et douloureux. Les pays de l’est, après la rupture du début des années 90, avaient bénéficié d’un attrait fort, notamment de la part de l’Allemagne. Cela avait permis de stabiliser la situation politique et économique. Plus récemment, la Roumanie et la Bulgarie ne bénéficient pas du même attrait et leur situation reste difficile à gérer.
L’Ukraine sera-t-elle plus attractive pour drainer des capitaux importants ? La Russie ne profitera-t-elle pas de cette situation pour renforcer ses positions ?
Je ne crois pas que la situation en Ukraine puisse se stabiliser très rapidement. D’ailleurs, Vladimir Poutine voudrait faire de l’Ukraine la porte de l’Eurasie vers l’Europe alors que les
européens voudraient en faire la porte d’accès de l’Europe vers l’Asie. Cette problématique pourra-t-elle se résoudre avec le maintien d’une Ukraine unie ? L’autre point soulevé par la période récente est de savoir si la Russie considèrera les colonies russes dans d’autres pays de l’ex URSS comme la possibilité d’un élargissement politique de la Russie. C’est une question majeure car, quoi qu’il arrive, la Russie restera un producteur majeur d’énergie. Les énergies de substitution ne seront pas disponibles rapidement en quantités suffisantes et le gaz et le pétrole resteront des ressources énergétiques majeures, et donc des armes politiques de premier plan.
2/ Quelles sont les implications de la situation en Crimée sur le marché des actions russes ?
Par Matthieu Belondrade, responsable des marchés actions émergents
La réaction des investisseurs aux développements autour de l’intervention russe en Crimée a été violente. Sur la séance du lundi 3 Mars 2014, le MICEX, l’indice de référence pour les actions russes, a enregistré une baisse de -10,8% [1], à laquelle vient s’ajouter la baisse de 1,9% [2] du Rouble contre le Dollar. Par son ampleur, ce mouvement de baisse rappelle celui qu’avait enregistré le marché russe en septembre 2008 après la faillite de Lehman Brothers, épisode au cours duquel le marché avait chuté de -17,5% [3]. A titre de comparaison, au lendemain de l’intervention russe en Géorgie en Août 2008 (conflit armé sur la question de l’indépendance de l’Ossétie du Sud), le marché avait enregistré une baisse d’ordre plus limité à -5,2% [4].
- Le retour de la prime de risque politique
De ce point de vue, les évènements en cours sont venus rappeler, de manière brutale, que la faible valorisation du marché russe (P/E 2014 estimé de 4,6x [5]) intégrait en permanence et de façon implicite une prime pour la rémunération des risques politiques/géopolitiques émaillant régulièrement la vie de ce marché (affaire Yukos en 2003, conflit avec la Géorgie en 2008, affaire TNK-BP en 2012, …).
Si, sur la semaine, les séances suivantes ont permis au moins en partie de corriger les excès de cette séance boursière du 3 Mars (sur l’ensemble de la semaine, le marché affiche un recul plus limité de -7,3% [6]), il n’en demeure pas moins que la nature même de cette crise, alternant tentatives d’apaisement et brusques regains de tension, devrait continuer de peser sur la performance des actions russes au cours des prochaines semaines.
Au sein des univers de gestion actions, sur l’Europe Emergente, la Russie conserve un poids prépondérant, compris entre 30% et 55% de la capitalisation boursière respectivement pour les références MSCI EMEA Index et MSCI Emerging Europe Index. Pour les portefeuilles actions émergents dont nous assurons la gestion, nous avions adopté un positionnement neutre sur la Russie avant même le début de la crise si bien que les performances relatives de nos portefeuilles (comparées à leurs indices de référence respectifs) n’ont pas été pénalisées outre mesure. A très court terme, nous jugeons néanmoins plus prudent d’adopter une position de légère sous-pondération sur la Russie dans nos allocations actions.
- Une économie russe au ralenti
D’un point de vue plus fondamental, cette crise intervient à un moment clé pour le marché alors même que les actions russes avaient de nouveau la faveur des investisseurs après plusieurs années de relatif désintérêt. Dans un contexte où les investisseurs fuyaient les pays à fort besoin de financement externe, les fameux « Fragile Five » [7], la Russie avait regagné l’intérêt des investisseurs grâce à la combinaison d’une faible valorisation et d’un rendement du dividende élevé (supérieur à 4%), sur fond de stabilité des prix du pétrole, de réserves en devises élevées, et d’un excédent de la balance courante. Ainsi, de Juin à Décembre 2013, le marché russe est ressorti de manière systématique, mois après mois, comme le marché privilégié au sein des allocations émergentes [8], une situation que ce marché n’avait plus connue depuis 2008.
Mais avant même l’émergence des tensions avec l’Ukraine, depuis le début de l’année, la Russie avait commencé à accumuler des signes de ralentissement de son économie, que ce soit au niveau des indices PMI, de la production industrielle ou encore des ventes au détail, alors même que l’inflation reste ancrée au-delà des 6%. A ce titre, la publication du chiffre définitif de croissance pour le PIB en 2013, qui est ressorti à +1,3%, contre des attentes à plus de 3% début 2013, a contribué à remettre l’accent sur les faiblesses structurelles du modèle de croissance russe (absence de soutien de la démographie, faiblesse de l’investissement, forte dépendance au prix des hydrocarbures, …) alors même que le Ministre de l’Economie communique dorénavant sur un potentiel de croissance de seulement +2,5% pour le pays pour la prochaine décennie.
Dans les impacts immédiats que la crise avec l’Ukraine fait peser sur l’économie russe, la hausse de +150 points de base du principal taux directeur décidée en urgence par la Banque Centrale de Russie pour combattre la faiblesse du Rouble devrait peser de manière directe sur l’activité au cours des prochains mois. Dans les impacts plus difficiles à apprécier compte-tenu du caractère récent de la crise, une attitude plus prudente des consommateurs et un décalage dans le temps des projets d’investissement semblent un développement assez naturel de la crise actuelle. De ce point de vue, en fonction de la durée et des développements de la crise en cours, une croissance du PIB plus proche de zéro en 2014 ne fait désormais plus partie des scénarios complètement à exclure.
- La prudence s’impose
Pour les prochaines semaines, même s’il est extrêmement difficile de prévoir quels seront les prochains développements de cette crise, nous tablons sur un scénario lent de sortie de crise (à l’image de celui qui avait prévalu pour la crise avec la Géorgie) caractérisé par des épisodes renouvelés de volatilité avec des points d’attention particuliers sur des risques de contagion à d’autres régions orientales de l’Ukraine, et sur la question du transit gazier vers l’Europe. Du strict point de vue d’un investissement en actions, cette dégradation des perspectives d’activité pour la Russie en 2014, dont l’ampleur reste incertaine, et le large éventail de développements possibles à court terme pour cette crise, rend extrêmement compliqué le travail sur une juste valorisation des actifs russes, et justifie une position prudente sur ce marché.
Pour les portefeuilles actions émergents dont nous assurons la gestion, nous avions ainsi déjà neutralisé le poids de la Russie dans nos allocations, avant même le début de la crise, sur la base des premiers signes de ralentissement de l’activité constatés en Janvier et Février. Dans ce contexte, à très court terme, nous jugeons plus prudent d’adopter une position de légère sous-pondération sur la Russie dans nos allocations actions, avec une préférence pour les sociétés russes exportatrices bénéficiant de la faiblesse de la devise.
Au sein de l’Europe Emergente, nous privilégions désormais les pays d’Europe Centrale (Pologne, République Tchèque, et Hongrie dans une moindre mesure) pour leur exposition à la reprise de la croissance économique en Europe. En Grèce, un pays qui est retourné au statut « Emergent » en Novembre 2013, nous privilégions des sociétés de qualité qui profitent le plus d’une baisse de leurs coûts opérationnels ainsi que d’une légère reprise de l’activité (en 2014, l’économie grecque devrait afficher pour la première fois depuis 2007 une croissance positive), et nous maintenons une sous-exposition au secteur bancaire pour lequel des incertitudes persistent en matière de besoins de refinancement. Enfin, nous conservons notre position de sous-exposition sur le marché turc, un marché qui devrait être impacté par la forte hausse des taux annoncée en Janvier pour contrer la baisse de la devise, ainsi que par la dégradation du climat social en amont des élections locales et présidentielles.