Sans surprise, le regain de populisme politique dans quelques-unes des plus importantes économies mondiales en 2016 a souvent suscité l’évocation d’un « retour aux années 1930 », notamment après le vote britannique en faveur d’une sortie de l’Union européenne et la victoire de Donald Trump à la présidentielle américaine.
Mais c’est plutôt aux années 1920 que je vous propose de revenir, non pas pour établir des analogies avec le présent, mais pour trouver l’inspiration dans deux concepts établis au cours de cette décennie : la différenciation entre risque et incertitude faite par l’économiste Franck Knight en 1921 et le Principe de l’incertitude du physicien Werner Heisenberg (1927).
Avec une pensée dominante prise en défaut en 2016, souvent mal informée par des sondeurs qui allaient se révéler “aveugles”, l’incertitude semble avoir fait son grand retour et être là pour durer. Mais les idées de ces deux penseurs clés sur l’incertitude suggèrent une conclusion différente – une conclusion qui trouve toute sa pertinence en matière de stratégie d’investissement au moment où nous passons le cap entre 2016 et 2017.
La particule et l’onde, l’incertitude et le risque
Le Principe de l’incertitude posé par Heisenberg s’appuie sur le fait que, à l’échelle atomique, la matière offre à la fois les propriétés d’une particule et celles d’une onde. Il indique qu’il y a une incertitude fondamentale quant au mouvement d’une particule de matière lorsque sa position est connue avec précision, et vice versa. On pourrait l’entendre de la manière suivante : plus vous pensez avoir de certitude concernant l’endroit où vous allez, moins vous savez précisément à quelle vitesse vous y parviendrez.
Quant à l’apport de Knight, il fut d’opérer une distinction entre ce que nous appelons l’« incertitude » (quelque chose dont la probabilité est impossible à mesurer ou quantifier) et ce que nous appelons le « risque » (quelque chose dont nous pouvons mesurer ou quantifier la probabilité). Imaginons un sac où sont enfermées 50 boules rouges et 50 boules d’une autre couleur, qui peuvent être soit toutes blanches, soit toutes noires. Si vous vous apprêtez à tirer une boule au hasard, il est possible de mesurer le risque de tomber sur une boule qui ne soit pas rouge (une chance sur deux), tandis que la couleur de la boule non rouge qu’on va tirer constitue une incertitude. Une fois que vous avez pioché une boule non rouge, bien sûr, l’incertitude disparaît et il ne reste qu’un pur risque.
En combinant ces deux concepts, on ne s’aperçoit pas seulement que l’incertitude est différente du risque, mais que, dans une certaine mesure, elle est son opposé. Retirez l’incertitude concernant la position d’une particule de matière, et le risque concernant son mouvement augmente.
La mesure du risque, ça « trumpe » énormément
En conservant ce point de vue en tête, revenons au moment présent.
Nous avons vu cette idée se manifester sur les marchés l’année dernière. Une fois passées les inquiétudes sur une possible sortie de route de la Chine dans les premiers mois de 2016, les six mois suivants furent presque une oasis de calme. A première vue, cela peut sembler curieux étant donné tout le bruit politique généré par le « Brexit » et la virulence de la campagne de Trump. Alors que l’incertitude venait balayer des décennies d’orthodoxie économique et politique, comment imaginer que les indicateurs du risque de marché restent à des niveaux si bas ?
Heisenberg et Knight n’auraient pas été surpris : c’est précisément parce que l’incertitude était très élevée que le risque était faible. Quand les investisseurs, en raison de l’incertitude, se révèlent incapables de formuler des opinions claires, ils donnent à leurs portefeuilles une connotation neutre et des portefeuilles neutres n’ont pas besoin d’être modifiés radicalement avant qu’une information nouvelle survienne et lève l’incertitude – la boule « non rouge » piochée dans le sac.
Cette boule non rouge, ce fut l’élection de Trump. Venant d’une incertitude sur le fait de savoir si 2017 serait plus ou moins dans la lignée de 2016 ou amènerait un changement radical dans la politique fiscale, commerciale et migratoire de la première économie mondiale, nous avons évolué vers un peu plus de certitude. Et les marchés se sont remis à bouger : l’indice S&P 500 s’est envolé vers de nouveaux records ; les taux obligataires, dont l’inflexion haussière avait débuté en juillet, ont continué à monter – le taux 10 ans américain a ainsi fini l’année sur une hausse de 108 point de base, à 2,44%. [1]
Une fois le résultat de l’élection connu, les marchés ont très rapidement acquis une certitude : un stimulus fiscal succédera à huit années de relance monétaire non conventionnelle et ce sera un « bazooka ».
D’autres éléments ont conforté la certitude du marché : Trump a beaucoup parlé durant sa campagne de changements concernant la politique fiscale, commerciale et migratoire ; mais depuis l’élection, il a à peine mentionné l’immigration. Cela nous indique quelque chose sur ses priorités et les marchés, à juste titre, ont de ce fait progressé.
Certaines nominations ont aussi clarifié les choses : celle de Rex Tillerson au poste de Secrétaire d’Etat a pu susciter la controverse en raison de ses liens avec la Russie, mais sa position sur la mondialisation et le commerce semble proche du consensus Républicain « pro business ». Une conclusion similaire peut être tirée des nominations décidées par Trump au Trésor, au Council of Economic Advisors ou à la SEC, par exemple.
Les risques : un atermoiement fiscal, une guerre commerciale USA-Chine,...
Mais maintenant qu’un niveau relatif de certitude a été établi, il nous reste quelques risques. Et souvenez-vous que plus le marché acquiert de certitude, plus les choses deviennent risquées. Lorsque les choses sont « pricées à la perfection » en fonction des vues découlant d’une certitude, de nouvelles informations peuvent amener les investisseurs à des repositionnements soudains, ce qui pousse la volatilité vers le haut.
Quels sont donc les risques ?
Sur le plan fiscal, le programme de Trump en matière de baisses d’impôts, de dépenses d’infrastructures et de déréglementation serait presque à coup sûr stimulant, au global. De plus, nous sommes d’accord pour considérer que la probabilité d’en voir au moins une partie se réaliser est élevée [2]. Le risque à la baisse est qu’une part importante du programme ait du mal à passer le cap du Congrès ou prenne plus de temps qu’attendu à y parvenir. Rien de tout cela ne sera observé en 2017, donc le positionnement du marché à propos de cette politique fiscale se fera entièrement sur des attentes – attentes qui peuvent changer brutalement si elles ne se confirment pas dans les faits. Pour les marchés obligataires, cela pourrait nourrir des déceptions du côté des données d’inflation sous-jacente, même si le chiffre global est poussé par les prix du pétrole.
Le risque à la hausse, bien sûr, est que le Congrès se révèle plus favorable au mantra « Make America Great Again ». Avec sa casquette de négociateur, on peut imaginer que Trump mette son large pouvoir discrétionnaire en matière de commerce et d’immigration dans la balance pour obtenir ce qu’il veut en matière de politique budgétaire.
Du côté du commerce, les signaux ont été mitigés. Le Secrétaire au Commerce, Wilbur Ross, est pro-Chine, mais il a aussi critiqué ce qu’il décrit comme étant des « accords commerciaux idiots » et favorise les négociations bilatérales aux accords régionaux. Robert Lighthizer, nommé représentant américain au Commerce, critique au contraire violemment et depuis de nombreuses années les pratiques commerciales de la Chine, sans même parler de l’OMC, et arrive avec son passé, celui d’un homme qui a combattu les importations japonaises durant les années Reagan.
Au final, il y a clairement une position plus agressive vis-à-vis de la Chine, qui fait apparaître le risque d’une guerre commerciale à l’échelle planétaire déclenchée par les deux premières puissances économiques. Si ce ton agressif persiste dans les premiers mois de la nouvelle administration, nous pouvons nous attendre à une hausse de la volatilité dans les zones où le positionnement du marché est haussier ; s’il s’atténue un peu, cela rassurera et pourrait pousser vers le haut la valorisation des actifs à risque.
... et les populismes européens
A-t-on vu le même basculement de l’incertitude vers le risque en Europe ? Par certains aspects, oui. Même si la forme qu’il prendra est sujette à un très haut niveau de risque, il semble certain que le Brexit adviendra à un moment donné. D’un autre côté, certains objecteront qu’un ou deux chapitres de l’histoire du populisme restent encore à écrire de ce côté-ci de l’Atlantique. Le Partij voor de Vrijheid (PVV) semble capable d’un bon score aux élections néerlandaises de mars, Marine le Pen, du Front National, sera probablement présente au second tour des élections présidentielles françaises d’avril et Angela Merkel et ses Unionsparteien (CDU/CSU) font face à la menace de l’Alternative für Deutschland (AfD).
Toutefois, il est important de noter que des scrutins uninominaux aux résultats binaires comme le Brexit ou l’élection de Trump (qui sont porteurs de la plus grande incertitude) sont beaucoup moins probables au sein des systèmes politiques européens, plus proches d’une représentation proportionnelle. Après le Brexit et le référendum constitutionnel italien en 2016, la politique européenne se retrouve plutôt en face de ce qu’on peut appeler du risque « pur ». Plutôt qu’à l’incertitude de savoir si les partis populistes peuvent réellement accéder au pouvoir suprême, nous sommes face au risque qu’ils influencent le positionnement des partis traditionnels ou s’assurent une représentation plus importante dans les assemblées législatives [3].
Une volatilité plus élevée renforcerait nos vues d’investissement fondamentales
Au moment de passer de 2016 à 2017, nous sommes en train de faire un grand bond en avant : d’un monde d’incertitude élevée à un monde de risque élevé avec, en conséquence, plus de volatilité. Et pourtant nous n’anticipons pas de grande révolution dans nos vues d’investissement. Si ce changement de régime les affecte, ce n’est que pour renforcer un grand nombre d’entre elles. Depuis un moment déjà, notre vue principale sur les marchés obligataires est que la liquidité y est sérieusement fractionnée et que la duration ne délivre plus ses bienfaits traditionnels en matière de stabilité de la performance, de rendement décent et de diversification par rapport aux actifs risqués. Nos recommandations sont de faire moins de transactions, de détenir jusqu’à échéance des actifs aux fondamentaux de grande qualité et de chercher du rendement en augmentant un peu la part du risque de crédit plutôt que d’augmenter fortement celle du risque de taux.
Si l’administration Trump devait parvenir à honorer ses promesses en matière de déréglementation, les banques d’investissement pourraient faire leur retour en tant que fournisseurs importants de liquidité. Mais c’est un grand « si » et la question de savoir « quand » est encore plus importante. La situation actuelle sera encore la nôtre pour quelques années. La mise en œuvre de Bâle III et les discussions autour de Bâle IV pourraient même pénaliser encore la liquidité, en maintenant sous pression la capacité des banques à réaliser des opérations de tenue de marché.
Les rendements sont clairement plus élevés aujourd’hui qu’ils ne l’étaient il y a six mois, mais ils restent à des niveaux historiquement bas – particulièrement en dehors des Etats-Unis. Même sur la courbe américaine, la remontée vers un nouveau niveau d’équilibre n’empêche pas un potentiel de volatilité, alors que les risques sur le commerce et la forme des politiques fiscales augmentent : nous estimons que le rendement du 10 ans pourrait aisément se consolider à 3% ou plus, ou revenir à 2,2% en cas de déception sur la politique ou l’inflation sous-jacente. Etant donné ce type de volatilité, nous continuons de penser que le risque est mieux récompensé sur le marché du crédit. Si l’on en vient à la dynamique du dollar US, les perspectives restent intimement liées aux mouvements des spreads de taux, qui dépendront eux-mêmes des développements à venir en matière de croissance et d’inflation, mais aussi à l’importance que la Federal Reserve accordera à la force du dollar.
Pour les actifs risqués, nous avions adopté l’an dernier à la même époque des vues plus positives sur les marchés émergents. Les fondamentaux continuent à s’améliorer, mais nous reconnaissons la nécessité de surveiller les relations sino-américaines et l’ensemble des risques sur le commerce et la mondialisation qui surgissent avec l’administration Trump. Notre optimisme s’est teinté d’une certaine prudence au dernier trimestre 2016 et nous ne voyons à ce stade aucune raison de revenir sur cette position : au sein de ces marchés, nous continuons de privilégier la sélectivité, sur la base des fondamentaux.
En conclusion, l’année 2016 s’est donc achevée dans un parfum de changement de régime : d’un marché obligataire haussier à un marché obligataire baissier, peut-être ; d’un stimulus monétaire à un stimulus fiscal, probablement ; d’un environnement de faible croissance à une croissance plus élevée, espérons-le ; de politiques consensuelles à des politiques populistes, certainement. De telles périodes de transition font souvent fleurir les déclarations à propos d’une « nouvelle ère d’incertitude ».
Mais, comme Knight nous le rappelle, l’incertitude et le risque sont deux concepts différents. Dès qu’une boule non-rouge sort du sac, l’incertitude disparaît – on connaît les nouveaux paramètres et il reste le risque.
Pour les investisseurs, 2016 a été une période d’incertitude, c’est évident. Mais l’année 2017 pourrait s’affirmer comme un nouvel âge du risque. Elle pourrait en surprendre plus d’un, en étant à la fois plus certaine sur le plan politique et plus volatile sur les marchés.