Il y a encore quelques mois personne n’aurait pu, su ou voulu anticiper des taux à 10 ans à 0.30% sur les emprunts d’état allemands, à 0.55% sur les emprunts d’état français. De même, il eut été surréaliste et inconscient de parier sur des taux longs rémunérant aussi peu le risque d’insolvabilité des pays jugés les plus fragiles budgétairement au sein de la zone Euro : 10 ans espagnol à 1.42% et 10 ans italien à 1.60%.
Egalement difficile du point de vue de la macroéconomie traditionnelle d’anticiper des taux à 10 ans à des niveaux très faibles à respectivement 1.67% et 1.33% aux Etats-Unis et au Royaume Uni, pays dans lesquels la banque centrale nationale est plutôt dans un positionnement de politique monétaire restrictive ou plus précisément moins accommodante ( le resserrement monétaire de la Fed sera très graduel et très prudent tandis qu’au Royaume Uni le relèvement des taux a été différé dans le temps pour cause de décélération de l’inflation et d’absence totale de tensions sur les salaires).
Aujourd’hui (parce-que c’est toujours plus facile après), tout le monde explique le plus naturellement du monde une telle situation aussi aberrante qu’absurde sur le plan économique et financier. Mais le plus inquiétant est finalement que le consensus considère désormais que le niveau actuel des taux longs est devenu l’état normal du monde et que finalement les taux longs ne remonteront plus. Que ne lit-on pas dans de nombreux articles et que n’entend-on pas dans de nombreux médias sur cette situation avec cette exaspérante expression selon laquelle « nous sommes rentrés dans une période de taux durablement bas ».
Ceux qui pratiquent et suivent les marchés financiers depuis longtemps se souviendront qu’il n’y a pas de marché plus dangereux que celui ou l’on croit que les tendances sont durables et structurelles. Eh ! oui, quand tout le monde finit par penser la même chose, c’est que plus personne ne pense.
Et quoiqu’en dise le fameux adage selon lequel les marchés ont toujours raison (ce qui est absurde en soi), il serait temps que l’on se mette ou plutôt remette à penser.
Ainsi en ce qui concerne le sujet de cet article, les bonnes questions nous semblent être les suivantes
- Cette situation de taux longs aussi bas est-elle justifiée d’un point de vue fondamental ?
- L’aléa moral a-t-il définitivement triomphé et le marchés ont-ils raison de penser que les taux longs sont « condamnés » à rester éternellement bas ?
- Qu’implique un monde de taux négatifs, y compris sur des maturités de plus en plus lointaines ?
- Il ne sert à rien d’anticiper un cygne noir sur le marché obligataire puisque par définition politiquement, économiquement et même mathématiquement un cygne noir n’est pas anticipable, mais n’est-il pas nécessaire d’imaginer quel(s) scénario(s) pourrai(en)t risquer de faire remonter les taux longs
Nous pouvons dire qu’il existe deux raisons fondamentales fortes pour expliquer le faible niveau des taux longs en zone Euro
- Une raison fondamentale parfaitement justifiée. Il s’agit de la situation d’excédent courant de la zone Euro, donc de l’excès d’épargne sur l’investissement pour la zone euro prise globalement, ce qui est de nature à maintenir les taux longs à un niveau faible.
- Une seconde raison fondamentale qui est sans doute excessive et exagérée mais en tout cas aujourd’hui fortement « pricée » par les marchés concerne les craintes grandissantes de déflation. Certains indicateurs de marché plus ou moins « avancés » n’y vont d’ailleurs pas de main morte en matière d’anticipations de non reprise de l’inflation. Par exemple, le point mort d’inflation observé à partir des taux rendement des obligations allemandes à 10 ans indexées sur l’inflation zone Euro ressort autour de 1.10% (après être descendu en dessous des 0.80%). Cela signifie que les marchés anticipent un taux d’inflation annuel en moyenne égal à ce niveau sur les 10 prochaines années ! Dans le même type d’excès, un dérivé ayant comme sous-jacent l’inflation tel que le swap 5 ans dans 5 ans très surveillé par la BCE cote autour de 1.50%, soit bien en deça de l’objectif officiel d’inflation de 2% pour la zone Euro. Cela signifie qu’en négociant une telle opération aujourd’hui un investisseur accepte de payer l’inflation chaque année entre 2020 et 2025 et de recevoir un taux fixe annuel autour de 1,50%. Notre investisseur n’est donc pas particulièrement inquiet quant à un regain d’inflation en zone Euro. Quel crédit accorder à des anticipations aussi tranchées ? Comme si les marchés avaient sur un horizon aussi lointain des scénarios précis sur l’évolution des couts salariaux en Chine, sur l’évolution du prix du pétrole et des métaux stratégiques, sur la configuration de la zone Euro,…
Mais au-delà des fondamentaux, chacun sait que c’est le comportement des banques centrales du monde entier qui a auto-entretenu la hausse des obligations d’état et donc la forte baisse des taux longs
- D’abord la monétisation des déficits publics occidentaux par les banques centrales des pays émergents et des pays exportateurs de pétrole à l’époque de leurs extraordinaires excédents commerciaux. On se souvient notamment de la Banque centrale de Chine qui voulait à tout prix empêcher la réevaluation du yuan (modèle de croissance basé exclusivement sur les exports) en émettant sa monnaie nationale et en la vendant contre USD et dans une moindre mesure contre GBP et Euro pour acheter des titres d’état libellés dans ces devises.
- Depuis 2008-2009, les quantitative easing des banques centrales des Etats-Unis et du Royaume-Uni ont partiellement relayé les banques centrales des pays émergents pour le financement direct des dettes publiques US et UK et pour celui indirect des autres dettes publiques occidentales (financées par la liquidité reçue des QE)
- L’anticipation de la fin progressive du quantitative easing dès juin 2013 aux Etats Unis et sa fin officielle en octobre 2014 ont été et seront largement compensées par la forte création monétaire en zone Euro (via la liquidité exceptionnelle allouée aux banques, via les programmes d’achats d’actifs type ABS et Covered Bonds depuis début octobre 2014 et enfin via le QE sur titres publics qui démarrera en mars 2015 ) ainsi que par les programmes d’assouplissement quantitatif de la Banque du Japon (avril 2013 et amplification en octobre 2014)
Alors maintenant que les taux à 10 ans sur les emprunts d’état allemands ont rejoint le niveau des taux à 10 ans sur les emprunts d’état japonais, la question est de savoir s’ils y resteront et si l’on va assister à une japonisation de la courbe des taux euro ?
Si non, quand les taux longs allemands remonteront-ils ? A quel rythme et jusqu’où ? Et quels seraient les raisons et catalyseurs de ce krach obligataire inédit ?
Certes certains éléments permettent de rapprocher l’économie actuelle de la zone Euro de l’économie japonaise de ces 20 dernières années
croissance et inflation très faibles ;
nécessité de désendettement du secteur privé et donc inefficacité de la politique monétaire (la fameuse trappe à liquidités et les dysfonctionnements des canaux de transmission de la politique monétaire au crédit)
taux d’intérêt réels à long terme encore supérieurs à la croissance (surtout pour la zone Euro hors Allemagne)
Mais les ressemblances s’arrêtent là ; il existe des différences profondes qui pourraient pousser finalement les taux longs allemands et français à remonter…
- En Zone Euro, globalement, l’épargne des entreprises finance l’investissement productif et non pas le déficit public des États. Au Japon les énormes excédents de cash des entreprises sont recyclés en JGB (japanese government bonds).
- La dette japonaise est détenue nationalement alors que les dettes d’États de la zone Euro sont détenues, pour une part non négligeable, par des non résidents dont les motivations et intentions de gestion sont variables et instables. Ainsi, 35% de la dette publique française est détenue par des non résidents hors zone Euro ; cette proportion est identique pour la dette publique allemande. Beaucoup de ces investisseurs non résidents comptent en dollars et les craintes d’une baisse de plus en plus désordonnée de la parité euro-dollar dans une zone 1.00-1.05 voire plus bas accroitraient la prime de risque sur les emprunts d’état de la zone Euro et pourraient conduire à de violents rapatriements de capitaux de la part des investisseurs US. Le krach obligataire serait d’autant plus violent que nous partirions de niveau de taux très bas, donc de niveaux de prix très élevés. Ce n’est certes pas pour demain mais il faut surveiller de très près l’évolution de l’euro. Nous serions alors confrontés non pas à une crise de la Zone euro (comme en 2010-2012) mais à une crise de la parité euro. Notons que ce risque de rapatriement de capitaux de la part des investisseurs japonais est plus limité compte tenu de la faiblesse relative du yen sur le marché des changes.
Le risque majeur de remontée forte des taux d’emprunt à long terme allemands et français nous semble donc lié à celui d’un changement de comportement des investisseurs non résidents suite à une baisse de l’euro de plus en plus désordonnée et de plus en plus insoutenable.
Ce risque encore lointain pourrait gagner en probabilité si des désordres politiques et sociaux dans un ou plusieurs pays fragiles de la zone euro venaient faire reparler de reconfiguration de la zone Euro ou si les changements politiques en Grèce conduisaient à un défaut partiel sur la dette grecque et donnaient des idées aux électorats de certains pays de la zone.
Un tel scénario n’est absolument pas considéré comme crédible aujourd’hui compte tenu de la présence forte de la BCE et des banques centrales nationales à l’achat sur les dettes publiques nationales de mars 2015 à septembre 2016 à minima.
Il est effectivement difficile d’être « short » face à un acteur aussi puissant (la banque centrale dispose d’un pouvoir de création monétaire illimitée qui est un passif non exigible et n’est pas contrainte par les règles comptables et prudentielles qui s’imposent aux banques « de droit commun ») .
Que se passera-t-il alors si les acheteurs traditionnels de dettes publiques de la zone Euro disparaissent pour différents types de raisons ?
- On sait déjà que depuis le 15/01 dernier nous avons perdu un gros acheteur de dette publique core Euro à savoir la Banque Nationale Suisse (BNS). Le comportement de la BNS, acteur très important sur le marché des changes, avait accentué la surévaluation des obligations d’état allemandes et françaises. Du 06/09/2011 au 15/01/2015, la BNS avait officiellement décidé d’instaurer un plancher (le fameux peg) sur la parité Euro/Franc suisse à 1,20 pour éviter l’appréciation de la monnaie helvétique considérée comme valeur refuge en période de fortes incertitudes. Pour défendre ce plancher, la BNS émettait du franc suisse (il n’y a pas de limite technique à la création monétaire ex-nihilo d’une banque centrale), lequel franc suisse était vendu sur le marché des changes contre achats d’euros. Et l’essentiel de ces euros achetés l’était sous forme de titres d’État allemands et français. Oui mais voilà face à l’insoutenabilité de continuer à défendre le plancher de 1.20 dans un contexte d’accentuation de la faiblesse de l’euro, la BNS vient de remettre en cause ce peg à la surprise générale. Certes, la disparition de cet acheteur massif de dette publique, française notamment, sera, pour l’instant, sans doute largement compensée par le futur QE de la BCE.
- Les investisseurs institutionnels se sont souvent réfugiés ces dernières années sur les emprunts d’État pour des raisons de forte aversion au risque et pour des raisons réglementaires (gestion des ratios de liquidité et de solvabilité). L’explosion de la création monétaire n’a pas irrigué l’économie et est restée dans les banques ou s’est investie sur les marchés financiers. Ceci a conduit à une inflation des actifs financiers et non à une inflation des biens et services. Dans ces conditions, dans le cadre d’une allocation diversifiée, les investisseurs pourraient finir par surpondérer les actifs dits « risqués » (actions, corporate) ou actifs réels au sens large (immobilier, foncier, matières premières) au détriment des actifs financiers traditionnels en général et des obligations d’État surévaluées en particulier.
- On a vu que les investisseurs non résidents, et particulièrement ceux qui comptent en dollars, pourraient sous-pondérer leurs investissements en titres d’état libellés en Euro si leur perception du risque de change devenait préoccupante avec des anticipations encore plus agressivement baissières sur la parité euro-dollar.
- Les achats importants de titres d’État par les banques centrales étrangères ne sont pas non plus illimités. Par exemple, si les excédents commerciaux de certains pays émergents disparaissent, ils n’auront plus de quoi investir sur les marchés obligataires étrangers et deviendront vendeurs. De même, si certaines devises émergentes se déprécient suite à des déséquilibres des paiements courants, les banques centrales des pays concernés n’auront plus besoin de créer de la monnaie nationale et de la vendre contre euro, dollar ou sterling pour acheter des Treasuries US, des Gilts UK, des Bund allemands ou des OAT françaises.
Scénario 1 : Tant que la BCE et les banques centrales nationales réussissent à travers le QE à absorber les éventuelles ventes ou la réduction des achats d’obligations d’état Euro, le risque de remontée des taus longs est inexistant.
Par contre, nous serions dans une configuration plus déséquilibrée si les flux de ventes d’obligations de la zone Euro devenaient plus puissants que les actions de monétisation des dettes publiques nationales par les banques centrales nationales et que les achats mutualisés de ces mêmes dettes publiques par la BCE
Alors deux scénarios sont possibles.
Scénario 2 : le QE acté le 22/01 pour 1160 Mds€ (achats de titres d’état mais incluant les programmes d’achats de Covered Bonds et d’ABS) de mars 2015 à septembre 2016 est réévalué à la hausse courant 2015 par la BCE afin d’empêcher des mini-krachs obligataires suite aux programmes de désinvestissements des investisseurs résidents et aux rapatriements de capitaux des investisseurs non résidents…
Scénario 3 : le QE du 22/01 n’est pas modifié, auquel cas il faut anticiper des remontées graduelles et plus ou moins ordonnées des taux longs allemands, français et d’autres pays de la zone.
Nous aurions tendance aujourd’hui à probabiliser les scénarios de la manière suivante
- Scénario 1 : 50%
- Scénario 2 : 30%
- Scénario 3 : 20%
Nous verrons après les achats mensuels de mars à juin 2015 dans le cadre du QE BCE si nous confirmons ou infirmons ces anticipations.
On voit que même en présence d’un fort aléa moral avec l’existence « durable » d’un puissant acheteur en dernier ressort sur les marchés des emprunts d’état de la zone Euro, les anticipations sur l’évolution des taux longs Euro ne sont pas aussi simples que cela.