Alibaba est souvent présenté comme étant l’Amazon chinois, et en termes de domination du commerce en ligne, elle l’est. Cependant, les business models de ces deux entreprises sont très différents. En effet, Alibaba ne se considère pas du tout comme une entreprise de e-commerce. Gardant cela en tête, Charles Sunnuncks, gérant assistant au sein de l’équipe Marchés Emergents de Jupiter, met en avant les principaux facteurs qui différencient ces deux géants.
Un support plus qu’un concurrent des petites entreprises
Tout d’abord, le positionnement de chacune de ces entreprises est fondamentalement différent. Alors qu’Amazon cherche à vendre la majorité de ses produits directement au consommateur final, en concurrençant des marques plus petites, Alibaba se positionne simplement comme une plateforme mettant aussi bien en relation des marchands et des consommateurs que des grandes marques et des distributeurs. Comme l’explique Jack Ma, le fondateur d’Alibaba : "La différence entre Amazon et nous, c’est qu’Amazon est comme un empire - ils contrôlent tout par eux-mêmes, ils achètent et ils vendent... nous souhaitons davantage être un écosystème."
Gagner de l’argent avec une plateforme gratuite
La monétisation des modèles est aussi très différente. L’activité de ventes directes d’Amazon est celle d’un supermarché en ligne – acheter à bas prix et vendre à prix élevé - et les ventes qui ont lieu sur sa plateforme donnent lieu à une commission en pourcentage. A contrario, Taobao (une des pépites d’Alibaba) utilise un modèle publicitaire qui ressemble davantage à celui de Google dans la mesure où il s’agit principalement de monétiser les 7 millions de vendeurs actifs. C’est une source pérenne de revenus. A l’opposé de ce qui se passe en occident où l’expérience d’achat en ligne est scindée entre un site de recherche (par exemple Google), le site marchand (par exemple Amazon) et la plateforme de paiement (par exemple Paypal), Alibaba centralise l’intégralité de l’expérience d’achat en ligne. En conséquence, les chiffres de l’engagement des utilisateurs sont bien au-dessus de ceux d’Amazon, offrant beaucoup plus de possibilités pour cibler les résultats des recherches et la publicité et donc assurant une meilleure conversion pour les marchands.
Elargir le marché cible
Le troisième point qui les différencie est la manière dont chacune de ces entreprises a choisi d’appréhender le marché des biens ordinaires, une priorité pour les deux sociétés. Bien que ce marché se caractérise par le fait qu’il s’agit d’articles dont le prix unitaire est faible, la fréquence d’achat élevée, la faible cyclicité et la plus grande fidélité de la clientèle lui confèrent une potentialité de profits très intéressante. Amazon s’y est engouffrée avec AmazonFresh et une marque propre "AmazonBasics"qui offrent des produits simples, allant des piles à la litière pour chat. Alibaba a choisi une approche différente. La proportion d’achats en ligne en Chine étant de l’ordre de 15%, à savoir le double des chiffres américains. Elle a mis en place une nouvelle stratégie intitulée "New retail"dont l’objectif est de rendre "online"les 85% restant du commerce qui se restent "offline". Par exemple, Alibaba a déployé ses magasins Hema, une chaîne d’environ 20 magasins en Chine dont l’objectif est de servir les clients vivant dans un périmètre de 3 km. Grâce à l’application d’Alibaba les utilisateurs peuvent commander une livraison de nourriture ou bien aller la chercher eux-mêmes au magasin. Cela s’est avéré être un très bon moyen de s’intégrer rapidement dans les communautés locales, et c’est un concept qu’Alibaba souhaite à terme franchiser dans toute la Chine.
Les conséquences de ces différences
Les différences de ces business models commencent à produire leurs effets, et principalement en faveur d’Alibaba. Son activité de commerce en ligne a des marges opérationnelles bien plus élevées, une infrastructure bien plus légère et nécessite de moins en moins d’investissement à mesure que les ventes augmentent. En plus de cela, comparées à celles d’Amazon, les ventes d’Alibaba sont bien moins dépendantes de la croissance du site en termes de valeur brute des marchandises (autrement dit, le montant des transactions effectuées sur la plateforme). En revanche, les ventes d’Alibaba sont bien plus dépendantes de sa capacité à prendre davantage de place dans les centres de coûts de ses clients. En 2018 par exemple, les ventes en ligne devraient vraisemblablement connaître une progression deux fois plus importante que le taux de croissance actuel de la valeur brute des marchandises , et même si les ventes de l’entreprise ont déjà presque doublé ces deux dernières années, la proportion des ventes par rapport à la valeur brute des marchandises (« take-rate »)ne représente même pas la moitié de celle de la plateforme d’Amazon, ce qui laisse supposer une belle marge de progression.
Au-delà du commerce
A l’avenir, ces deux entreprises vont continuer à innover et à évoluer. Un des piliers de leur stratégie respective est le développement au-delà du commerce, par exemple dans la finance ou les médias. Dans de nombreux champs, elles peuvent se glorifier de posséder un avantage structurel de long terme étant donné la faiblesse de leur coût d’acquisition clients et leur capacité à collecter rapidement énormément de données clients pour mieux personnaliser leur l’expérience. En dehors des services aux consommateurs, Amazon et Alibaba commencent aussi à avancer leurs pions du côté des entreprises. Elles rivalisent d’ores et déjà pour ce qui concerne les dépenses de marketing, de moyens et de logistiques, mais elles investissent aussi massivement pour profiter de la manne que représentent les budgets informatiques des entreprises via des services de cloud, une opportunité dont les perspectives de croissance sont phénoménales.
En résumé, si ces deux entreprises servent le même marché et ont des aspirations similaires, leurs approches du commerce en ligne diffèrent totalement. Jusqu’à présent, elles ont tout fait pour éviter une confrontation directe, cependant le vivier que représentaient les zones géographiques structurellement mal desservies en matière d’e-commerce décroit rapidement, ça n’est donc qu’une question de temps avant que les deux modèles ne s’entrechoquent. Pour les investisseurs, la question n’est plus simplement de savoir s’ils doivent détenir ces entreprises ou non, mais aussi comment les autres entreprises détenues en portefeuille vont s’adapter à un contexte commercial si changeant. Cela va continuer à créer toute une série d’opportunités et de risques très variés sur les marchés émergents, les rendant encore plus attractifs pour des investisseurs actifs à même d’anticiper les changements et d’en tirer profit.