Le marché d’obligations indexées sur des indicateurs de développement durable (« Sustainability-Linked Bonds » - SLB) qui représente plus de 250 milliards de dollars [1] (soit environ 243 milliards d’euros), est peut-être sur le point d’assister à un rare événement déclencheur (« trigger »). En effet, son plus grand émetteur – à la fois en nombre de SLB (30) et en montant de dette émis (30.2 milliards d’euros) – semble en passe de manquer un objectif clé lié à la dette.
Les SLB sont des titres de créance qui sont généralement structurés comme des obligations classiques, mais avec quelques caractéristiques supplémentaires notables. Lors de la création de l’obligation, l’émetteur convient d’un certain nombre d’objectifs liés à la durabilité (indicateurs clés de performance (« KPI »)) – tels que la baisse de l’intensité du bouquet énergétique (aussi appelé « mix ») dans le cas d’Enel – dans un certain laps de temps. Les caractéristiques de l’obligation s’ajustent ensuite en fonction de la réalisation de ces indicateurs clés de performance. Ces changements concernent généralement le coupon de l’obligation, c’est-à-dire l’augmentation des intérêts dus sur l’obligation si l’émetteur n’atteint pas ses indicateurs clés de performance dans les délais convenus.
Contexte et indicateurs de développement durable liés à la dette d’Enel
L’électricien italien Enel a émis dix obligations assorties d’objectifs à atteindre en décembre 2023 (dont le montant de l’encours est d’environ 0.5 milliards d’euros – soit environ 37 % de sa dette en circulation émise sous format SLB) pour lesquelles la société devra probablement payer la pénalité. Les SLB, dont la date d’observation cible est fixée à 2023, sont liées à la réduction par Enel de l’intensité des émissions de scope 1 [2] à 148 gCO2e/kWh. L’entreprise a réalisé des progrès significatifs en réduisant l’intensité de ses émissions de scope 1 de 372 gCO2e/kWh en 2018 à 214 gCO2/kWh en 2020, même si l’intensité du mix a par la suite légèrement augmenté.
Suite aux changements apportés à la politique énergétique européenne principalement motivés par le conflit Ukraine/Russie (ces derniers ayant retardé l’arrêt de certaines centrales à charbon), ilest peu probable qu’Enel atteigne ses objectifs en matière d’émissions de carbone à la fin de l’année 2023 – comme également relevé par l’Anthropocene Fixed Income Institute (AFII). Par ailleurs, le 25 octobre dernier Enel a déclaré avoir conclu deux cessions annoncées quelques mois auparavant : elle vend premièrement l’ensemble de ses activités roumaines. Cette activité comprend la distribution, la fourniture et les services, mais aussi une capacité de production d’énergie renouvelable d’environ 600 MW. Enel vend également quatre parcs solaires au Chili, d’une capacité totale de 416 MW. Dans son dernier rapport trimestriel pour la période allant jusqu’à septembre 2023, Enel disposait d’une capacité renouvelable totale de 54,8 GW, soit 66 % de sa capacité de production : les cessions supprimeront donc environ 1,9 % de la capacité renouvelable d’Enel.
Conséquences directes
Il s’agirait de la pénalité la plus importante jamais infligée à un marché dont la première obligation a été émise par Enel en 2019. Elle pourrait entrainer une augmentation annuelle des coûts d’intérêt de l’entreprise de 27 millions de dollars. Les intérêts totaux représenteraient 1 % de la charge de la dette totale d’Enel. La probabilité de cet évènement souligne également la manière dont la crise énergétique, déclenchée notamment par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, entrave les engagements des entreprises en matière de climat. D’autres émetteurs de SLB ont ressenti les retombées, comme Greece Public Power Corp. qui a déjà manqué un objectif similaire [3].
Nous avons courant octobre pu observer une divergence des rendements de deux SLB d’Enel comparables avec une maturité à 2027 (l’un avec et l’autre sans target date 2023) indiquant potentiellement que le marché anticipait un « step-up » du coupon de 25bp sur celle dont la date d’observation cible est 2023. Cependant, le rallye de début novembre a effacé ce différentiel. De manière plus générale, la courbe d’Enel ne valorise pas aujourd’hui un « step-up »généralisé sur les dix SLB en question.
La principale menace liée à l’éventuelle non-atteinte de l’objectif serait que le marché revalorise intégralement la dette en circulation d’Enel, suite à une crédibilité de transition climatique endommagée, augmentant de ce fait le futur coût de la dette lors que l’entreprise viendra se refinancer. Les investisseurs obligataires valorisent aujourd’hui tous les SLB (ou presque) comme des obligations classiques, c’est-à-dire sans aucune probabilité qu’un « step-up » de coupon ne soit jamais activé, à la fois par simplicité de comparaison avec des titres sans « step-up », et par la difficulté d’estimer la probabilité d’atteinte des évènements de déclenchement, étant donné le grand nombre de sociétés émettrices et de titres pouvant avoir des cibles et des « step-up » différents pour un même émetteur.
Notre opinion
Il y a quelques mois, nous avons recalculé la trajectoire de décarbonation de l’entreprise via notre modèle Low Carbon Trajectory (LCT). Celle-ci illustre clairement la décarbonation drastique du mix d’Enel jusqu’en 2020 puis que son intensité remonte légèrement, pour atterrir à 229 gCO2e/kWh en 2022. Notre couloir de confiance montre qu’au vu des investissements réalisés par l’entreprise, nous ne nous attendions effectivement pas à ce qu’Enel atteigne son objectif.
Depuis, l’entreprise a communiqué qu’au S1 2023 ce chiffre s’élevait à 173 gCOe/kWh. Ce chiffre est inférieur d’environ 25 % à celui de la même période de l’année dernière, après qu’Enel ait vendu ses actifs russes [4]. Malgré tout, nous n’avons pas connaissance d’investissements significatifs ou d’acquisitions qui permettraient à Enel de rebalancer son mix énergétique à temps.