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Japon : c’est le temps de « l’irresponsabilité crédible »

Il y a quinze ans, l’économiste Paul Krugman conseillait au Japon d’adopter une approche « irresponsable » en matière de politique monétaire pour doper son économie. Ce conseil était plus sensé qu’il n’y paraissait...

En effet, considérant le marasme dans lequel l’économie japonaise était plongée, il estimait que la banque centrale ne pouvait se contenter d’accroître la taille de son bilan. Au contraire, la Banque du Japon ferait mieux de s’engager publiquement sur la voie d’une politique monétaire inflationniste et de faire savoir aux marchés que cette politique serait durable.

Scepticisme des investisseurs

De l’avis de Paul Krugman, le problème du Japon était que sa politique monétaire expansionniste avait perdu son efficacité. Face à des taux d’intérêt déjà proches de zéro et à une demande privée si faible que même le niveau extrêmement bas des taux ne suffisait pas à convaincre les ménages d’emprunter, l’accroissement de la masse monétaire ne suffisait pas à inciter les consommateurs à dépenser et ainsi provoquer une accélération de l’inflation. Plus grave encore, les investisseurs doutaient de la détermination du gouvernement à mettre en œuvre la politique durable d’expansion monétaire débridée requise pour assurer une hausse tout aussi durable des prix. Au contraire, ils craignaient que les banquiers centraux ne reprennent leurs efforts visant à stabiliser les prix une fois l’inflation installée. En effet, la seule chose pire que la déflation aux yeux d’une banque centrale est le risque de provoquer une inflation galopante en maintenant trop longtemps une politique monétaire trop accommodante. Comme la suite l’a montré, le scepticisme des investisseurs était fondé. La Banque du Japon a relevé ses taux d’intérêt en 2000, alors que les prix continuaient de baisser. En temps normaux, la maîtrise de l’inflation est un objectif responsable, mais jusqu’à ce stade cette approche avait empêché l’économie japonaise de s’extirper de la spirale déflationniste.

L’intervention musclée du gouvernement ne suffit pas

Quinze ans plus tard, le Japon reste confronté à la déflation et à une croissance anémique mais le pays a enfin adopté les objectifs d’inflation que Paul Krugman et d’autres appelaient de leurs vœux durant les années 1990. La banque centrale et les pouvoirs publics japonais ont déjà pris des mesures radicales cette année (y compris une dévaluation importante du yen), mais plusieurs experts continuent de plaider en faveur d’interventions plus musclées que celles habituellement dictées par les principes d’une politique « responsable ».

L’un d’entre eux n’est autre que l’économiste en chef du Credit Suisse au Japon, Hiromichi Shirakawa, qui appelle le pays à moins se soucier du gonflement de sa dette pour se concentrer pleinement sur les mesures nécessaires pour le sortir de cette spirale déflationniste apparemment sans fin.

Autrement dit, il l’incite à prendre des mesures, qui en temps ordinaire, seraient jugées irresponsables. « Nous estimons que les autorités japonaises ont atteint le stade où un certain degré ’d’irresponsabilité crédible’ s’impose, écrivait Hiromichi Shirakawa dans une note d’analyse publiée en juin. Il nous semble qu’une politique ‹rigoureuse› ou ‹responsable› puisse ne pas suffire à éliminer les pressions déflationnistes persistantes et à donner un nouveau souffle à l’économie japonaise en entretenant une hausse des prévisions d’inflation ».

Quelle forme l’irresponsabilité crédible pourrait-elle prendre ?

Hiromichi Shirakawa indiquait dans son analyse que la Banque du Japon devrait accroître ses achats d’actifs risqués pour convaincre les investisseurs que la « qualité de son bilan est appelée à se détériorer ». Alliée au report de la hausse de l’impôt sur la consommation prévue l’an prochain, cette mesure pourrait, selon lui, favoriser la croissance en alimentant les anticipations d’inflation, ce qui devrait encourager les dépenses de consommation et attiser la défiance envers le yen. Les responsables japonais ont déjà effectué un pas dans cette direction. Peu après son arrivée au pouvoir en décembre, le Premier ministre Shinzo Abe a mis en œuvre sa politique surnommée « Abenomics », qui prend la forme d’un assouplissement monétaire, d’une politique budgétaire flexible et, plus récemment, de propositions destinées à stimuler la croissance à long terme. En janvier, le gouvernement a annoncé un paquet conjoncturel d’une valeur de 110 milliards de dollars visant à encourager l’investissement privé. Puis, en avril, la Banque du Japon a dévoilé un programme d’achats d’emprunts d’Etat et a injecté le montant record de 1,4 billion de dollars dans l’économie.

Des effets évidents à court terme

Les investisseurs en actions japonaises ont accueilli ces annonces avec enthousiasme, et les actions ont progressé de 50% entre le début de l’année et la fin mai 2013. Hélas, les Etats-Unis ont temporairement mis fin à l’euphorie avec la publication le 23 mai du compte rendu de la réunion de la Réserve fédérale, lequel a amené les investisseurs du monde entier à s’inquiéter de la fin éventuelle du programme de relance monétaire mené par Ben Bernanke. Les actions japonaises ont ainsi perdu près de 8% ce même jour, puis ont plongé de 14% supplémentaires avant de se stabiliser le 13 juin. A l’instar d’autres marchés un temps ébranlés, l’indice Nikkei 225 s’est finalement redressé et a regagné 17% entre son plus bas de juin et le 19 juillet, ce qui a permis aux actions de conserver une progression de 40% depuis le début de l’année.

Cette politique « irresponsable » a indéniablement eu les effets voulus à court terme : en premier lieu, la compétitivité des exportations s’est améliorée du fait de la baisse d’environ 15% du yen contre le dollar sur l’année en cours (sa valeur passant de 86,6 yens pour un dollar début 2013 à 99,7 yens pour un dollar le 18 juillet), et de 26% en glissement annuel.

En outre, le produit intérieur brut a enregistré une accélération supérieure aux attentes de 1% au premier trimestre et, surtout, la déflation qui mine l’économie japonaise semble avoir été stoppée. En mai, l’indice des prix à la consommation hors alimentation au Japon a cessé de chuter pour la première fois depuis octobre 2012. En fait, les prix sont restés exactement au même niveau qu’un an auparavant. Le Credit Suisse prévoit un passage en territoire positif de l’indice au troisième trimestre.

Une embellie de courte durée ?

Cependant, le risque demeure qu’un relâchement de l’engagement en faveur d’une politique « irresponsable » n’ait pour effet de rendre ces améliorations éphémères. « Si le repli du yen, la progression du Nikkei et la hausse des anticipations d’inflation se poursuivent, la Banque du Japon pourrait ne pas avoir à intervenir, indiquait Ray Farris, responsable Fixed Income Strategy pour la région Asie-Pacifique au Credit Suisse, lors d’une téléconférence organisée la semaine dernière. [Toutefois] nous jugeons ce scénario peu probable ». En effet, la plupart des analystes doutent que le Japon puisse d’ici deux ans s’extirper de la déflation qui mine le pays depuis quinze ans et atteindre l’objectif d’inflation de 2% fixé par la banque centrale.

En particulier, les hausses de l’impôt sur la consommation prévues en avril 2014 et octobre 2015 pourraient sérieusement plomber la croissance, estime Hiromichi Shirakawa. La dernière fois que le Japon a procédé à une telle hausse (relèvement de l’impôt de 3% à 5% en 1997), le pays est entré en récession. Ainsi, le projet actuel de faire passer le taux d’imposition à 8% est également susceptible de freiner la croissance, sans probablement suffire à la ramener en territoire négatif.

Hiromichi Shirakawa a indiqué durant la téléconférence que si cette hausse intervient comme prévu (un scénario auquel il attribue un taux de probabilité de 70%), la croissance ralentira en 2014 et l’inflation restera comprise entre 0,5 et 0,8% durant les deux ans à venir.

L’ampleur de la dette inquiète

La grande question est de savoir si le Japon est en mesure de maintenir une politique « irresponsable ». Les récentes déclarations effectuées par certains dirigeants japonais montrent que l’ampleur de la dette du pays suscite en eux un malaise croissant. De fait, les actifs inscrits au bilan de la Banque du Japon sont constitués à 80% d’emprunts d’Etat japonais, sachant que la majorité de son portefeuille de prêts (environ 15% du total de l’actif) est également adossée aux obligations souveraines du pays. Une telle proportion de la valeur de la monnaie japonaise s’appuyant sur la valeur de la dette publique, il ne faut pas s’étonner que la Banque du Japon s’efforce de rassurer les marchés sur l’intention du gouvernement d’honorer ses obligations, même au prix de hausses d’impôts et de réduction des dépenses. Si les marchés venaient à douter de la capacité du Japon à assurer le service de sa dette, les rendements des emprunts d’Etat seraient susceptibles d’augmenter, alourdissant encore davantage la dette japonaise.

Mauvais signal à court terme

Cependant, privilégier l’austérité budgétaire pour réduire le déficit du Japon, comme l’ont prôné récemment certains membres du gouvernement et de la banque centrale, « n’a fait au final qu’exacerber les pressions déflationnistes », observe Hiromichi Sirakawa. Sans remettre en cause sa validité sur le long terme, ce discours envoie le mauvais signal à court terme, car l’issue probable serait une appréciation du yen accompagnée de nouvelles pressions déflationnistes, ce qui est totalement à l’opposé de l’objectif défini par Shinzo Abe, à savoir favoriser l’inflation et la croissance.

Dans sa récente analyse, Hiromichi Shirakawa avance que les banquiers centraux feraient mieux de se concentrer sur l’achat d’obligations à échéances plus éloignées. Cette approche permettrait de faire baisser les taux des prêts à long terme, sans nécessairement provoquer une hausse du yen ou un nouveau recul des prix. La banque centrale devrait également envisager l’achat d’actifs plus risqués, tels que des prêts immobiliers de qualité médiocre, afin de convaincre les marchés de sa détermination à amoindrir la qualité de son bilan. Surtout, le gouvernement japonais devrait surseoir aux hausses prévues de l’impôt sur la consommation.

« Abenomics »

Récemment approuvée, la troisième flèche de la politique dite « Abenomics », qui cible certaines des difficultés structurelles auxquelles l’économie japonaise est confrontée, a déçu de nombreux observateurs en omettant d’éliminer les principaux goulots d’étranglement dont souffre le marché du travail, tels que la rigidité de la politique d’immigration et les restrictions au licenciement. Hiromichi Shirakawa fait toutefois remarquer que ces réformes sont davantage axées sur l’avenir du Japon à long terme que sur la résolution des problèmes immédiats du pays. En l’état actuel, l’impact des réformes structurelles est de bien moindre importance que la politique monétaire « crédiblement irresponsable » que le Credit Suisse voudrait voir la banque centrale japonaise adopter prochainement.

La faiblesse du yen : une condition essentielle

Quelles sont les chances de voir cette politique « d’irresponsabilité crédible » prendre corps ? Hiromichi Shirakawa estime qu’il faudra sans doute assister à une nouvelle correction des actions et à une appréciation du yen avant que les autorités ne se décident à prendre les mesures qu’il recommande. En l’absence de l’une ou l’autre de ces conditions, le besoin d’une intervention radicale devient moins urgent : lors de leur réunion des 10 et 11 juillet derniers, les banquiers centraux ont jugé que l’économie montrait des signes de reprise, et ont laissé la politique monétaire ainsi que l’objectif d’inflation de 2% inchangés.

Cependant, les analystes du Credit Suisse estiment qu’un nouvel assouplissement pourrait intervenir dès septembre, coïncidant ainsi avec l’amorce probable de la réduction des achats mensuels d’emprunts d’Etat et de titres garantis par des créances hypothécaires par la Réserve fédérale américaine.

A supposer que les Etats-Unis resserrent leur politique monétaire au moment même où la banque centrale japonaise ouvre les vannes en grand, le yen pourrait alors se déprécier fortement contre le billet vert, ce qui serait une bonne nouvelle pour le Japon, au moins dans l’immédiat. « Un yen faible est indéniablement une condition essentielle pour permettre à la Banque du Japon d’atteindre son objectif d’inflation de 2%, indique Ray Farris, stratège en titres à revenu fixe pour la région Asie-Pacifique. Soit le yen chutera de son propre gré du fait de l’action déjà engagée par la banque centrale, soit cette dernière devra procéder à un nouvel assouplissement. »

Jens Erik Gould Août 2013

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