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Le triomphe de l’absurdité financière : les taux d’intérêt négatifs (2)

Qu’il est dur d’enseigner l’économie à des étudiants ou d’expliquer l’économie à des citoyens curieux compte tenu de l’absurdité économique et financière du monde dans lequel on évolue. J’en sais quelque chose car il faut que l’enseignant ou le « pédagogue » fasse des efforts considérables pour expliquer le fonctionnement traditionnel de l’économie...

Qu’il est dur d’enseigner l’économie à des étudiants ou d’expliquer l’économie à des citoyens curieux compte tenu de l’absurdité économique et financière du monde dans lequel on évolue. J’en sais quelque chose car il faut que l’enseignant ou le « pédagogue » fasse des efforts considérables pour expliquer le fonctionnement traditionnel de l’économie tout en faisant comprendre que ce qu’il est en train d’expliquer ne fonctionne plus vraiment.

Les sujets ne manquent pas

  • valorisations d’actifs déconnectées de leurs fondamentaux
  • création monétaire qui ne correspond pas à du crédit (eh ! oui car quand on enseignait la création monétaire, on expliquait que le système bancaire crée de la monnaie, bien vide, contre du crédit et détruit cette monnaie au fur et à mesure du remboursement de ce même crédit….)
  • Et que dire des taux d’intérêt négatifs. Si l’on veut enseigner la notion d’intérêt, on faisait jusqu’à présent référence à cette citation de Maurice Allais « les penseurs les plus pénétrants et les plus subtils de la science économique se sont efforcés depuis plus de deux siècles de résoudre les problèmes de l’intérêt mais malgré la diversité des méthodes utilisées, on doit constater que le trouble reste dans les esprits et qu’aucune théorie ne s’est encore définitivement imposée. Les difficultés présentées par le problème de l’intérêt n’ont cessé d’apparaître plus grandes à mesure que son analyse devenait plus approfondie »

Eh ! oui, le taux d’intérêt est un outil ou un élément de régulation économique qui n’a cessé de jouer, pratiquement depuis l’apparition de l’économie d’échange et il doit résulter théoriquement deux limites au taux d’intérêt

  • Une limite basse, celle qui est telle que l’épargnant ne perde pas dans l’opération
  • Une limite haute, celle qui permet à l’entreprise d’emprunter et d’investir sans perte (ce qui revient à dire que cette limite supérieure n’est rien d’autre que le taux de rentabilité du capital investi)

Aujourd’hui la situation de taux d’intérêts négatifs (on verra dans une petite parenthèse technique qu’il faut plutôt parler de rendement négatif) est une négation de l’économie moderne. La notion de taux d’intérêt négatif ne devrait se rencontrer que dans des économies ou il n’y a pas d’instrument de réserve, de conservation des biens, donc dans des économies ou la monnaie n’existe pas. On conçoit parfaitement qu’un pêcheur puisse accepter de prêter 10 poissons aujourd’hui quitte à n’en recevoir que 9 ou 8 ou 7 voire moins car il n’a pas forcément les moyens de conserver le surplus de 10 poissons au delà d’un certain temps…Mais pour la monnaie, dont le prix est le taux d’intérêt, on ne devrait pas pouvoir imaginer de prêter 100 unités monétaires et de n’en recevoir que 99.50 au bout d’une certaine période prédéterminée.

Comme le souligne Simone Wapler « nous ne vivons plus dans un système capitaliste, nous vivons dans un système déviant. Le capital n’est plus seulement un bien précieux, le reflet d’une richesse déjà créée. Le capital est fabriqué par des banques qui ont acheté à un Etat une licence de création monétaire. Les taux d’intérêt ne sont plus le résultat de la rencontre d’une offre et d’une demande ; ils sont manipulés par les banques centrales, intermédiaires entre les gouvernements et les banques commerciales, pour que l’économie de la dette puisse enrichir l’establishment politico-financier ».

L’équivalent pour vous particulier, ce serait de vous louer un coffre pour y mettre des billets, votre argent cash, plutôt que de le laisser sur votre compte courant dans votre banque.

REVENONS SUR LES RAISONS DE CETTE ABSURDITE

Nous ne justifions pas une situation de taux d’intérêt négatifs. Mais nous essayons de prendre un peu de recul pour expliquer cette réalité financière. Nous pouvons recenser trois types d’explications

1/ Une explication liée aux objectifs de politique monétaire de certaines banques centrales.

On se souvient qu’en septembre 2014, la BCE avait réduit de 10 bp l’ensemble de la gamme des taux directeurs

  • le taux principal, celui auquel empruntent les banques auprès de la BCE (appelé encore taux REFI) de 0,15% à 0,05% ;
  • le taux plancher (ou taux de dépôt), c’est à dire la rémunération de la liquidité déposée par les banques de -0,10% à -0,20% ; ce qui veut dire que les banques sont punies si elles déposent de l’argent à la BCE ;
  • et le taux plafond de 0,40% à 0,30% (taux plafond utilisé par les banques si leurs besoins de financement n’ont pas pu être intégralement couverts par les opérations normales de refinancement).

C’est justement ce taux plancher qui a institutionnalisé les taux négatifs sur le marché monétaire.

Une telle situation est supposée inciter les banques à arbitrer du cash déposé à la banque centrale (qui ne rapporte plu rien et, au contraire, est en portage négatif) au profit de prêts au secteur privé de la zone Euro.

La fixation de taux directeurs en territoire négatif a aussi pour objectif d’affaiblir la devise et de relancer les anticipations d’inflation officielle. Après la BCE en 2014, deux banques centrales se sont illustrées sur ce sujet. Il s’agit des banques centrales danoise et suisse en fixant un taux directeur négatif. En faisant basculer les taux d’intérêt en territoire négatif, la Nationalbanken danoise et la SNB (Swiss national Bank) souhaitaient réduire le différentiel de taux d’intérêt avec la zone Euro, qui est un déterminant essentiel de l’évolution des parités EUR/DKK et EUR/CHF.

Il est vrai que pour la SNB, la nécessité de pratiquer des taux directeurs très négatifs fut rendue d’autant plus nécessaire qu’il fallait essayer de compenser la rupture du cours plancher de l’ EUR/CHF. Le15 janvier dernier, la devise suisse s’était immédiatement appréciée d’environ 30% par rapport à la monnaie unique suite à la remise en cause du peg et afin de limiter l’appréciation du franc, la SNB avait abaissé son taux de rémunération des dépôts à -0,75% et s’était engagé dans un corridor de fluctuation du LIBOR 3 mois CHF compris entre -1,25% et -0,25%.

2/Une explication liée à l’évolution de certains fondamentaux macroéconomiques.

En période de déflation, les taux d’intérêt ont une prime d’inflation négative au lieu de la prime d’inflation positive. Cela veut dire que même avec des taux nominaux négatifs, les taux réels peuvent rester positifs. Un taux nominal à -0.20% avec un taux d’inflation de -1% va correspondre à un taux réel de +0.80%.

Oui mais voilà, ce n’est pas ce que l’on observait, par exemple, en avril dernier – avant le tsunami obligataire - lorsque l’on regardait pour les obligations d’état françaises la courbe des rendements nominaux et celle des rendements réels.
- sur une maturité de 7 ans : le taux de rendement actuariel de l’OAT de référence évoluait autour de 0.15% tandis que le taux de rendement réel de l’OAT indéxée sur l’inflation ressortait à -1.20%. Ceci signifiait que les investisseurs qui achetaient cette obligation indéxée à un taux réel très négatif anticipaient – à tort ou à raison - un point mort d’inflation (inflation moyenne anticipée sur la période) à 1.35% (0.15% - (-1.20%))
- sur une maturité de 10 ans : le taux de rendement actuariel de l’OAT de référence évoluait autour de 0.35% tandis que le taux de rendement réel de l’OAT indéxée sur l’inflation ressortait à -1.05%. Ceci signifiait que les investisseurs qui achetaient cette obligation indéxée à un taux réel très négatif anticipaient – à tort ou à raison - un point mort d’inflation (inflation moyenne anticipée sur la période) à 1.40% (0.35% - (-1.05%)) Que conseiller alors à un investisseur obligataire (assureur « condamné » à réinvestir une partie importante de ces liquidités sur le marché des titres d’état ; banque devant investir sur des obligations d’état dans le cadre de la constitution et de la gestion de sa réserve de liquidité – on va y revenir) ? Si l’on pense raisonnablement que l’inflation moyenne sur les 10 prochaines années sera largement au-dessus de l’inflation anticipée par les marchés, par exemple au-dessus de 2% (ce qui n’est quand même pas particulièrement spectaculaire) cela signifie que l’écart de rendement entre une obligation à 10 ans et une obligation indéxée sur l’inflation à 10 ans doit être supérieur à 2%.

Dans ces conditions,
- soit les taux longs nominaux ne remontent pas, et alors les taux longs réels continuent à s’enfoncer en territoire encore plus négatif. Et donc aussi absurde que cela puisse paraître, les investisseurs ont financièrement intérêt à acheter des obligations indéxées sur l’inflation malgré des niveaux de prix déjà ahurissants !!!
- Soit les taux longs réels ne baissent plus, auquel cas il faut s’attendre à un violent réajustement à la hausse des taux longs nominaux. C’est ce que l’on a observé ces dernières semaines mais il faut désormais s’attendre à un retour des taux longs sur leurs niveaux absurdement bas et il est préférable de parier sur un krach structurel des emprunts d’états de la zone Euro après septembre 2016, date de la fin officielle du QE de la BCE. Certes le réajustement violent à la hausse des taux longs serait différé s’il y avait mise en place d’un QE2 (lié à l’absence de reprise de l’inflation officielle)

Un petit point technique à ce stade de l’article afin de bien clarifier les notions d’intérêt négatif. Lorsque l’on parle de taux négatifs, il faut savoir que l’on fait référence aux taux de rendement actuariels sur les obligations mais pas aux taux faciaux de l’obligation. Donc vous ne payez pas directement d’intérêts sur l’obligation que vous achetez mais vous investissez à un rendement actuariel négatif puisque vous payez le titre sur le marché primaire ou secondaire au-dessus de 100% du nominal en étant remboursé 100% (Cf les quelques exemples ci-dessous)

Les taux faciaux ne sont vraiment négatifs que sur les placements monétaires ( taux dépôt de la BCE ; taux au jour le jour Eonia, référence sur laquelle les échanges interbancaires au jour le jour sont réalisés ; taux très courts du marché monétaire comme les Euribor 1 mois, Euribor 3 mois, références sur lesquelles les échanges interbancaires sur les périodes considérées au jour le jour sont réalisés).

Revenons donc à travers quelques exemples sur cette différence technique entre taux de rendement actuariel et taux facial d’une obligation

Si vous achetez aujourd’hui une obligation de taux facial 1% (qui va déterminer votre intérêt annuel) échéance 5 ans à un prix de 105% (remboursement dans 5 ans à 100%), votre rendement réel sera de 0%. Si vous l’achetez au-dessus de 105%, vous commencez à investir sur un actif à rendement négatif

Si vous achetez aujourd’hui une obligation de taux facial 1% échéance 7 ans à un prix de 107% (remboursement dans 7 ans à 100%), votre rendement réel sera de 0%. Si vous l’achetez au-dessus de 107%, vous commencez à investir sur un actif à rendement négatif

Si vous achetez aujourd’hui une obligation de taux facial 1% échéance 10 ans à un prix de 110% (remboursement dans 10 ans à 100%), votre rendement réel sera de 0%. Si vous l’achetez au-dessus de 110%, vous commencez à investir sur un actif à rendement négatif

On peut calculer les mêmes points morts sur ces 3 obligations en supposant qu’elles ont un taux facial de 0.5%

  • Une obligation 5 ans de taux facial 0.50% commencera à dégager un rendement négatif si vous l’achetez au-dessus de 102.50%
  • Pour l’obligation 7 ans de taux facial 0.50%, le point mort se situera à 103.50%
  • Et pour l’obligation 10 ans de taux facial 0.50%, ce point mort se situera à 105%.

3/Une explication liée des facteurs extra-économiques

  • Tout d’abord, l’aversion au risque persistante de certains investisseurs institutionnels qui sont prêts à investir avec un taux de rendement actuariel négatif sur des actifs financiers jugés , à tort ou à raison, « sûrs » (certaines dettes d’état notamment)
  • ensuite, des motivations tout simplement spéculatives qui vont inciter certains intervenants à acheter des actifs à rendement négatif parce-que ceux-ci anticipent des rendements encore plus négatifs et donc des plus-values potentielles sur leurs prises de positions
  • enfin les évolutions réglementaires vont également participer à cette situation. La mise en place du ratio de liquidité LCR (pour liquidity coverage ratio) renforce la tendance à la surpondération en titres d’État notés entre AAA et AA- (auto-entretenant la bulle spéculative sur les obligations d’état, bulle renforcée en 2015 avec les programmes de rachats d’actifs de la BCE) dans les portefeuilles des banques puisque ceux-ci jouissent d’un traitement privilégié dans la constitution d’une réserve d’actifs dits liquides. Il faut également noter que le cash déposé à la Banque centrale européenne (BCE) au taux de rémunération en vigueur (taux négatif à -0.20% comme nous l’avons vu plus haut) est lui aussi éligible à la réserve d’actifs liquides. C’est ce que l’on appelle la répression financière puisque certaines banques sont fortement incitées pour ne pas dire « obligées » à acheter des obligations d’état à des taux de rendement de plus en plus négatifs ou/et à déposer du cash à -0.20% à la BCE.

LES CONSEQUENCES D’UNE TELLE SITUATION

1/ Il y a tout d’abord des conséquences contre-productives avec un financement plus compliqué de l’économie

Aujourd’hui, la BCE vient de s’affranchir de la contrainte de taux d’intérêt positifs. Cette contrainte était considérée comme normale dans l’économie en raison tout simplement de l’existence des pièces et billets, rémunérés par définition à 0%. Mais voilà, la BCE, a fait disparaitre cette contrainte. Ce qui laisse à penser qu’il faudrait supprimer purement et simplement les pièces et billets et les remplacer par de la monnaie électronique. En effet, si les moyens de paiement traditionnels continuent à exister et que les taux d’intérêt devenaient durablement négatifs, les épargnants finiraient par investir toute leur épargne liquide en billets. Voilà qui compliquerait encore un peu plus l’intermédiation traditionnelle des banques (dépôts à vue, certificats de dépôts bancaires des épargnants transformés en prêts aux entreprises ou aux ménages) ou même les financements dit désintermédiés (livrets, opcvm monétaires des épargnants transformés en prêts publics ou en prêts de trésorerie).

2/ Conséquences négatives sur l’épargne des ménages

Pour d’autres raisons, certains économistes préconisent la disparition du cash Parmi eux, Kenneth Rogoff, le professeur d’Harvard spécialiste de la dette publique, qui considère que cela permettrait de lutter contre la criminalité et le blanchiment. Mais il faut savoir que la vraie motivation serait plutôt de pouvoir généraliser la pratique des taux d’intérêt négatifs sur vos dépôts à vue bancaires. Rappelons que l’Espagne a sans grand renfort de publicité pris une mesure allant dans ce sens en juillet 2014 : prélèvement de 0,03% des soldes créditeurs bancaires avec effet rétroactif au 1er janvier 2014.

Toujours en 2014, une banque allemande a décidé d’appliquer un taux d’intérêt négatif de -0,25% sur les dépôts de plus de 500.000 euros pour répercuter la politique de la BCE.

Il s’agit d’un petit établissement coopératif du Land allemand de Thuringe, Deutsche Skatbank. Bien sûr, les réactions des banques françaises ne se sont pas fait attendre

  • « Cette position est inconcevable en France », affirmait-on à la Fédération nationale du Crédit agricole. « Nous imaginons difficilement les banques commerciales dire à leurs clients qu’on va leur faire payer leurs dépôts parce que des taux négatifs sont appliqués sur le marché ».
  • Même son de cloche la Société générale : « taxer les dépôts des particuliers n’est pas à l’ordre du jour dans notre réseau » Oui mais voilà ces réactions dataient de l’année dernière, à l’époque ou il était encore inconcevable que nous allions rentrer dans une ère de taux négatifs ou nuls quasiment généralisés sur le marché monétaire de la zone Euro.

Mory Doré Juin 2015

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