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Les Mathématiques et la Finance : De Black and Scholes aux robots traders

Pour l’instant, le trading algorithmique des robots n’ a pas provoqué de catastrophe majeure, mais juste des flash krachs de quelques heures qui ont fait perdre beaucoup d’argent à quelques-uns et gagner un peu à beaucoup d’autres. En effet, dans ce genre de situations, la distribution des gains et pertes est toujours asymétrique...

A l’époque de la dérégulation, de la désintermédiation financière et de la déréglementation dans le fonctionnement des économies (début des années 1970 Outre Atlantique, début des années 1980 Outre-Manche et milieu des années 1980 en France), l’on assiste à l’extraordinaire développement des marchés financiers et il apparaît alors un phénomène nouveau appelé volatilité. Les taux de change deviennent volatils depuis la fin de Bretton Woods un certain 15 août 1971, date sans doute la plus importante de l’histoire monétaire contemporaine avec l’annonce par le président américain Richard Nixon de la suppression totale de la convertibilité du dollar en or. Les taux d’intérêt sont également devenus volatils avec la mise en place de politiques monétaires de contrôle de la masse monétaire (sous l’impulsion de Paul Volcker patron de la FED de 1979 à 1987) et avec la remise en cause de l’économie administrée en Europe continentale dans les années 1980 (on pense naturellement en France à la fin de l’encadrement du crédit en 1985). Tout ceci va nécessiter la mise en place de nouvelles techniques et de nouveaux produits financiers dits dérivés destinés à couvrir les variations de taux de change et de taux d’intérêt. La formule de Fisher Black and Myron Scholes obtenue par l’intégration, d’une équation différentielle permettra d’évaluer le prix de certains de ces produits et va alors donner une légitimité scientifique à ce nouvel environnement. Les mathématiques font irruption dans la finance (en économie, il y a déjà bien longtemps que la modélisation mathématique est pratiquée).

Et puis, nous allons assister à d’autres applications des mathématiques à l’univers de la finance. D’abord, il y a la quantification des risques en supposant que le prix des instruments financiers dépend de facteurs de risque suivant une loi statistique normale (ou plus exactement log-normale). Cette hypothèse de log-normalité des facteurs de risque va permettre de calculer directement ce que l’on va appeler la VAR pour value at risk (la perte potentielle maximale sur un horizon de temps donné pour un intervalle de confiance également donné – en général 95% ou 99%). Dans un autre domaine, la gestion d’actifs basée sur la normalité de la distribution des rendements et des risques va conduire à la théorie moderne du portefeuille et aux travaux de Markowitz et Sharpe. Ces travaux vont là encore donner une légitimité scientifique à la finance et plus particulièrement aux activités modernes d’asset management avec l’objectif de la frontière efficiente, cet endroit ou le risque-rendement est toujours optimisé.

En 1997, Mandelbrot mettra en place de nouvelles modélisations qui intègreront les phénomènes de mémoire des variations des prix d’actifs. Il définira alors la notion de temps multifractal afin de mieux modéliser la finance en captant la coexistence de périodes calmes et agitées sur les marchés financiers. La normalité statistique est remise en cause à juste titre, puisque l’amplitude des variations peut rester indépendante d’une séance à l’autre mais aussi être corrélée sur de très longues périodes de temps, ce qui n’est pas pris en compte dans les hypothèses de Black and Scholes. En 2004, il publiera "Une approche fractale des marchés" dans laquelle il montre l’inadaptation de la plupart des outils mathématiques utilisés en finance. On ne peut franchement pas dire que tous ces travaux ont été médiatisés à leur juste valeur. Certes, c’est complexe mais le monde de la finance est peuplé de matheux qui avaient et ont les moyens de vulgariser tout cela. Quoi qu’il en soit, même si de nombreux progrès ont été réalisés, on continue très souvent à sous-estimer ce que l’on appelle les événements rarissimes ou cygnes noirs. L’hypothèse selon laquelle les facteurs de risque suivent une loi statistique log-normale n’est jamais vérifiée car cette méthodologie ne permet pas de bien prendre en compte les produits dont le prix n’évolue pas linéairement avec les facteurs de risque, c’est-à-dire un nombre important de produits financiers.

Plus près de nous, les mathématiques en finance sont au cœur d’une autre révolution : les transactions à la vitesse de la lumière via des robots matheux. L’objectif officiel est d’éviter de nouvelles crises financières en “ quantifiant ” le comportement humain en matière d’économie et en laissant de côté le hasard et l’aléatoire. Est-ce bien raisonnable ? Le neuroscientifique Antonio Damasio a mis en avant dans ses travaux portant sur l’étude des bases neuronales de la cognition et du comportement les limites de ce que l’on appelle l’« Intelligence Artificielle forte », c’est-à-dire la possibilité de construire des ordinateurs ou des robots doués de conscience, ou du moins de certaines des composantes de la conscience.

Depuis que les robots sans conscience bien sûr existent sur les marchés financiers, l’on assiste de temps à autre, à l’occasion de prétextes plus ou moins pertinents, à ce qu’il est désormais convenu d’appeler les flash krachs. Les nouveaux modes de négociation des instruments financiers via des plateformes de trading génèrent des décalages de prix aussi brutaux qu’inexpliqués. Des ordinateurs ultra rapides fractionnent, achètent et vendent des titres en très peu de temps. L’intervention humaine se limite à choisir l’algorithme qu’il faut lancer puis à contrôler la machine. Le risque inhérent à la détention d’une position prise isolément est faible puisque celle-ci est très souvent tenue moins de 5 secondes, ce qui crée une volatilité inutile et indésirable. Mais le risque pour le système pourrait devenir un jour considérable.

Quelques souvenirs :

  • le krach financier éclair du 6 mai 2010 (Wall Street plonge de 9% en à peine 20 minutes).
  • Le 15 octobre 2014 pas du tout médiatisé mais qui fut l’une des plus folles journées de marché de ces 20 dernières années avec ces 0,40% de variation des taux des emprunts d’état US à 10 ans en quelques minutes – soit une variation de près de 3% des prix de ces actifs
  • Le flash krach lui aussi peu connu du 18/03/2015 sur le forex et plus spécifiquement sur la parité euro-dollar suite à un FOMC de la FED.
    • Ouverture le 18/03 à 1,0590 sur la parité euro/dollar
    • Plus haut du 18/03 à 1,1030 post-FOMC sur une communication un peu plus accommodante de la FED (hausse aussi brutale que fondamentalement absurde de près de 4.5%)
    • Clôture le 18/03 à 1,0870
    • Mieux, clôture le 19/03 à 1,0660 (soit un niveau finalement pas très éloigné du niveau d’ouverture du 18/03)
  • Le flash krach sur le sterling. Certes celui s’inscrivait dans un contexte d’anticipations de hard Brexit. Mais rien ne permettait de justifier tant d’un point de vue fondamental que du point de vue des flux d’investisseurs les variations brutales de la nuit du 06/10/2016 au 07/10/2016 : alors que la parité GBP/USD se négociait autour de 1.26 le 06/10 vers 23 heures, un plus bas incroyable autour de 1,1450 fut enregistré dans la nuit (soit une chute surréaliste de plus de 9% en quelques heures) tandis que la parité clôtura le 07/10 à 1,2430 (soit une remontée tout aussi surréaliste de 8,5 % par rapport au point bas).
  • le flash krach du 24 août 2015 sur les ETF L’indice S&P500 chute de 5% dans les premières minutes. Durant cette journée, 300 ETF (exchange traded funds également appelés trackers) ont été suspendus de la cote pendant plus de 35 minutes : il était impossible de leur trouver un cours de marché ! Les vendeurs affluaient mais il n’y avait pas d’acheteurs. Certaines actions affichant une cote et d’autres non, les valorisations des ETF et de quelques contrats à terme ne pouvaient plus être calculées.
    L’explication de cette folie se trouve dans l’article de Barron’s « Black Monday 2.0 : The Next Machine Driven Meltdown »
    « Les investisseurs en sont venus à se reposer de plus en plus sur des ordinateurs pour faire tourner des programmes basés sur des règles quantitatives, appelés algorithmes, pour sélectionner des actions, diminuer les risques, placer les ordres, parier sur la volatilité. La prolifération de l’investissement piloté par ordinateur a créé une illusion selon laquelle le risque peut se mesurer et se maîtriser. Mais plusieurs anomalies ces dernières années, donnant lieu à de soudains, graves et en apparences inexplicables mouvements de prix, suggèrent que la prochaine chute pourrait être exacerbée par le fait que ces machines soient hors de contrôle. L’essor du pilotage informatique basé sur des règles de trading reflète ce qui apparaît dans tous les aspects de notre société. La puissance croissante des ordinateurs leur permet de faire ce que l’homme faisait déjà mais mieux et plus vite ». Et si l’on se demandait avec recul s’il est utile de toujours faire mieux et plus vite, petit clin d’œil à tous ceux qui se posent cette question tant dans leur vie privée que dans leur vie professionnelle.
    Faisant fi de ces sages avertissements, l’un des plus grands gestionnaires d’actifs au monde BlackRock veut justement créer des ETF actifs confiés à des robots en élaborant un programme de développement de fonds indiciels cotés qui laisseraient un programme informatique choisir et classer les actions.

Ces folles variations montrent que la violence de ces mouvements est absurde puisque finalement après avoir beaucoup bougé, l’actif en question se retrouve souvent très proche de son niveau initial. Nous constaterons donc une volatilité considérable (inutile économiquement et seulement utile d’un point de vue trading) avec des gains, des pertes, des effets de richesse négatifs, positifs, des impacts en compte de résultat ou fonds propres positifs, négatifs.

Après tout, quel est le juste prix d’un actif financier à l’ère du robot trading ? Imaginez que vous soyez dans votre salon et que vous changiez non pas à la vitesse de la lumière mais toutes les 5 secondes le niveau de la température (vous sélectionnez 15°, puis 5 secondes après 20°, puis 5 secondes après 17°, puis 22°,…), serez-vous capable de dire quelle est la température au bout de 10 minutes. Alors on imagine à quel point il est particulièrement impossible de déterminer le prix d’actifs financiers (au-delà même de la valeur fondamentale de ces actifs) soumis au trading de robots qui transmettent des « niveaux » de transactions à la vitesse de la lumière !

D’autres flash krachs surviendront puisque le régulateur n’a pas encore pris la dimension du sujet. Celui-ci a malheureusement toujours un temps de retard sur les marchés et a été ces dernières années exclusivement préoccupé à éviter qu’une crise financière du type de celle de 2008 ne se reproduise (l’obsession du Comité de Bale a été de renforcer les ratios de liquidité et de solvabilité des banques, ce qui est nécessaire mais ne sera jamais une fin en soi).

Pour l’instant, le trading algorithmique des robots n’ a pas provoqué de catastrophe majeure, mais juste des flash krachs de quelques heures qui ont fait perdre beaucoup d’argent à quelques-uns et gagner un peu à beaucoup d’autres. En effet, dans ce genre de situations, la distribution des gains et pertes est toujours asymétrique : quand un individu perd 10 M€, il a en face de lui 10 individus qui gagnent 1 M€ ou peut-être même 20 individus qui gagnent 0,5 M€ (les, spécialistes de finance comportementale vous expliqueront que, quelle que soit son expérience, l’on coupe ses pertes toujours trop tard et l’on prend ses gains toujours trop tôt). Pour l’instant, l’on pourrait donc s’« amuser » de ces flash krachs surtout si l’on est spectateur. Mais attention car si le trading algorithmique provoque un jour une catastrophe systémique (grandes difficultés pour une grande institution), les régulateurs se réveilleront et feront évoluer la réglementation des activités financières. On comprendra alors que le trading à la vitesse de la lumière via des robots repose sur un postulat dangereux selon lequel l’évolution du marché ne doit plus être aléatoire et doit conduire à abolir le comportement humain déterministe face aux marchés.

L’on doit, tout au contraire, comprendre qu’il faut se résoudre à accepter l’incertitude. On ne pourra jamais se soustraire à l’incertitude de ce monde et on ne pourra jamais modéliser la peur, le mimétisme et encore moins l’impact des contraintes réglementaires, prudentielles et comptables sur les comportements des investisseurs. De manière générale, nous préférerions que l’intelligence artificielle soit mise au service exclusif d’activités économiquement et socialement utiles.

Mory Doré Mars 2018

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