La thèse qui sert de fil conducteur à cet ouvrage est en effet assez intéressante : l’essentiel des économistes français les plus médiatiques nage en permanence dans le conflit d’intérêt. Entre les professeurs qui sont employés dans les conseils d’administration des banques, les chercheurs qui conseillent des gouvernements dictatoriaux ou les universités qui sont financées, selon leur obédience idéologique, par des chaires privées, une partie des économistes les plus en vue en France n’est ni indépendante ni au service de l’intelligence collective. D’après l’auteur, cette connivence entre sphère publique et privée a finalement crée, au delà de l’enrichissement personnel de quelques uns et des parti pris idéologiques, une forme de pensée unique en matière économique favorisant vraisemblablement la doxa néolibérale et laissant beaucoup moins d’espace à des visions alternatives, plus hétérodoxes. Le tableau ainsi dressé par Laurent Mauduit est donc extrêmement inquiétant et c’est ce qu’il cherche à mettre en lumière tout au long des dix chapitres de son ouvrage.
Reprochant à Marc Fiorentino de n’avoir pas la légitimité pour parler d’économie à longueur de journée dans les médias, il essaie de montrer que ce dernier est le prototype même du conflit d’intérêt et exhume trois sanctions prononcées par l’AMF à l’encontre de la société de bourse que dirige Fiorentino...
Dans les deux premiers chapitres, intitulés « La martingale Marc Fiorentino » et « Docteur Olivier et Mister Pastré », Laurent Mauduit règle visiblement quelques comptes en s’intéressant à deux personnalités qu’il estime caractéristiques des connivences entre économistes et milieux capitalistes. Reprochant à Marc Fiorentino de n’avoir pas la légitimité pour parler d’économie à longueur de journée dans les médias, il essaie de montrer que ce dernier est le prototype même du conflit d’intérêt – celui là même qui prend des positions en étant juge et partie – et exhume trois sanctions prononcées par l’AMF à l’encontre de la société de bourse que dirige Fiorentino. S’agissant d’Olivier Pastré, qui trouve grâce aux yeux de Mauduit en termes de compétences académiques, c’est le même refrain du conflit d’intérêt que l’auteur ressort en arguant que l’économiste travaille à la fois pour l’AMF (Autorité des Marchés Financiers) et pour une société de gestion en porte à faux avec les règles de cette même AMF. « Comment peut-il être membre du conseil scientifique de l’AMF et en même temps siéger dans une société qui est épinglée par cette même AMF ? », se demande l’auteur au sujet de Pastré.
« Comment peut-il être membre du conseil scientifique de l’AMF et en même temps siéger dans une société qui est épinglée par cette même AMF ? », se demande l’auteur au sujet de Pastré.
Dans les trois chapitres suivants « Les liaisons dangereuses », « Les banksters » et « les VRP de luxe », Laurent Mauduit continue son listing des « économistes à problème », ceux qui sont englués, selon lui, dans ce qu’il considère comme le petit cercle des capitalistes parisiens entretenant des liens étroits avec les groupes industriels ou financiers. Daniel Cohen, Patrick Artus, Elie Cohen, Pierre Richard, Jean Hervé Lorenzi, Christian de Boissieu et Jean Pisani Ferry, tout le monde y passe ou presque. Et le constat que fait l’auteur est sans appel : « la finance a opéré une OPA sur le Conseil d’Analyse économique. »
Et le constat que fait l’auteur est sans appel : « la finance a opéré une OPA sur le Conseil d’Analyse économique. »
Le livre continue avec ce qui apparaît comme l’un des chapitres les plus pertinents. Intitulé « OPA sur l’Université », Laurent Mauduit démontre que les deux principaux pôles économiques français, la Paris School of Economics et la Toulouse School of Economics, ont été d’une certaine manière privatisés, mais à des degrés divers selon le profil idéologique des deux écoles. La TSE, selon l’auteur, aurait été en 2010 financée à hauteur de 6.825 millions d’euros par le privé et 7.5 millions d’euros par l’État. Ce qui va l’amener à ce constat : « En somme, une bonne partie des gestionnaires de la recherche économique de pointe en France sont des entreprises privées et notamment des banques. (…) En bref, c’est une bombe qui a été logée au sein de l’Université française. »
L’auteur continue d’illustrer les travers de cette « privatisation de l’université française » en matière économique en insinuant que cela influe globalement sur les recrutements des chercheurs et que ceux des économistes, moins favorables aux thématiques néolibérales et plus enclins à travailler sur les thèmes comme l’exclusion sociale ou les inégalités, ne sont pas toujours les bienvenus. Il n’étaye malheureusement cette idée que par un seul cas qui ne justifie pas ces insinuations : celui du recrutement d’Augustin Landier en provenance du FMI pour la TSE, économiste français libéral dont le crime, pour Mauduit, semble d’avoir commis un essai à la gloire des marchés financiers. Cela n’empêche pas Mauduit de clamer, de manière sentencieuse mais certainement discutable et caricaturale : « C’est le monde fou de la finance, celui là même qui a précipité la planète dans l’ornière qui décide de plus en plus du contenu même des enseignements. (…) Si son escroquerie n’avait pas été éventée, Bernard Madoff n’aurait-il pas été un jour reçu avec les honneurs à Dauphine pour dispenser un cours sur l’inventivité financière ? ».
Autre point soulevé par l’auteur et qui peut légitimement interpeller, c’est le décalage de financements entre la TSE et la PSE. Alors que pour la TSE, les « apports financiers prévus entre 2007 et 2012 » étaient d’un montant de 33.4 millions d’euros, la PSE n’a obtenu que 2.375 millions d’euros en provenance des donateurs privés en 2007. Pour Laurent Mauduit, cela se justifie par les obédiences idéologiques des chercheurs : les économistes qui ont la direction de la PSE seraient moins libéraux que ceux de la TSE, à Toulouse. Si l’argument est intéressant et peut laisser effectivement penser que les grandes entreprises privées font donc un choix partisan, en supposant qu’on puisse opposer la TSE et la PSE de manière aussi catégorielle, le chiffrage de Mauduit peut poser lui même quelques questions. Pour la TSE, il parle « d’apports financiers prévus » sur une période donnée, 2007-2012, et de l’autre côté, pour la PSE, il parle d’un montant effectivement obtenu en 2007. Comment donc en tirer des conclusions fiables ?
Les deux chapitres suivants, « Le grand prix de la pensée unique » et « The hyper Attali Company », sont là aussi des parties du livre où l’auteur retombe dans ce qu’on pourrait considérer comme les travers du début de l’ouvrage : dézinguer des personnalités comme s’il réglait des comptes. Pour le cas d’espèce, il s’agit d’Alain Minc et Jacques Attali. Et Mauduit va s’atteler à déconstruire totalement leurs empires respectifs. Entre condamnation pour plagiat pour l’un et l’autre (sur des ouvrages qui n’ont d’ailleurs rien à avoir avec de l’économie et dont on se demande pourquoi ils sont cités), entre échecs professionnels divers ou enrichissement personnel et collusions extrêmement malsaines avec les milieux du pouvoir.
Alain Minc et Jacques Attali sont pour Mauduit l’incarnation de la pensée unique néolibérale en France qu’ils tentent d’imposer partout où ils le peuvent...
Ces deux personnalités sont pour Mauduit l’incarnation de la pensée unique néolibérale en France qu’ils tentent d’imposer partout où ils le peuvent. Mais s’il y a clairement des choses à dire sur Attali et surtout sur Minc, avec ses nombreuses « prophétisations » hasardeuses et fausses, bien mises en évidence par l’auteur, comme par exemple sur la crise qui serait « psychologique », il semble que ce soit le rôle des médias de porter la contradiction à ce type d’intellectuel qui envahit intempestivement l’espace public sans apporter de valeur ajoutée autre que celle relative aux intérêts qu’il défend.
Et c’est sur les médias que Mauduit s’interroge dans le chapitre qui suit, « Le syndrome Mougeotte ». Il essaie ainsi de démontrer que les mêmes connivences existant avec les économistes médiatiques existent parce que les médias se prêtent bien au jeu et que la presse, dont plusieurs titres appartiennent désormais à de grands groupes industriels ou financiers, à mal à son indépendance en France. Pour Mauduit, ce mélange des genres relève du « ballet d’un étrange petit microcosme où toutes les frontières ont été abolies ; où plus rien ne distingue les journalistes de ceux dont ils sont censés tenir la chronique. (…) C’est un petit microcosme qui partage les mêmes convictions, celles de la pensée unique et qui tient le haut du pavé. »
L’auteur continue son ouvrage avec un dernier chapitre intitulé « Les agents double de la pensée unique » où il relève quelques incongruités fort intéressantes. Il raconte en effet le double jeu de certains économistes qui se retrouvent, selon la majorité du moment en France, du côté de la gauche ou de la droite et, bizarrement selon lui, défendant exactement le même type d’idées. Il cite ainsi Jean Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes ou encore Gilbert Cette, économiste à la Banque de France, présents au meeting de François Hollande en Aout 2011 mais qui faisaient il y a quelques années partie de l’équipe secrète en charge de proposer des réformes pour le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Avec les mêmes idées libérales, selon l’auteur. Ce qui traduit d’après lui une forme de conservatisme très dangereux pour la démocratie car « l’opinion a du même coup le sentiment légitime que, par delà les alternances, par delà la volonté du peuple, c’est la même politique économique qui est invariablement appliquée. »
Laurent Mauduit conclut son ouvrage par une note positive en faveur des économistes hétérodoxes qui, selon lui, parviennent à s’extraire de ce « monde de la finance folle » et proposent des pistes programmatiques alternatives :« si une nouvelle alliance se forme entre journalistes attachés à leur indépendance et économistes qui veulent défendre la leur, au moins le débat économique sortira-t-il des sentiers ordinaires, ceux balisés par le cercle de la raison . »
Belle conclusion pour un ouvrage pas toujours convaincant. Non pas par le fond de certaines questions soulevées, par ailleurs très pertinentes, mais surtout sur la crédibilité des démonstrations, notamment sur l’impact des financements privés sur les programmes d’enseignement, sur les faits d’armes des économistes universitaires en termes de parti pris idéologiques libéraux qui seraient le fait de la privatisation de l’Université. Il aurait fallu plus de chiffres, plus d’éléments, pour étayer cela.
Pour finir, un grand défaut de l’ouvrage de Laurent Mauduit, en plus de l’aspect règlements de compte qui transparait tout au long du livre et qui peut en brouiller le message, c’est ce coté un peu populiste anti-libéral par systématisme. Et cette vision assez manichéenne qui voudrait que les banques et la finance soient les grands méchants qui ont plombé l’économie mondiale et que les anticapitalistes soient des parangons de la vertu économique. Il y a bien un juste milieu entre les deux. Mais on peut reconnaître à Mauduit d’avoir eu le mérite de soulever le débat sur l’indépendance des économistes en France et sur le rôle des médias dans la marginalisation de certaines voix, plus ou moins hétérodoxes en la matière, qu’on n’entend que très rarement sur les plateaux. Puisse ce sujet prospérer.
Auteur | Livre | Librairie |
Laurent Mauduit | Les imposteurs de l'économie | Eyrolles |