« Nous sommes dans l’excès total », selon un consultant en art dans le N.Y. Times. Oui, peut-être. Christies, sans compter son grand concurrent Sothebys, a généré un chiffre d’affaires d’1 milliard $ en une semaine durant ses ventes de mai – rivalisant avec les folles enchères pour les condos dans les tours de Manhattan. Comme pour les actions qui ont la cote, la logique veut que le capital soit placé quelque part – et pourquoi pas sur un mur plutôt que dans un rapport mensuel de portefeuille.
Pour ma part, je n’ai jamais été un grand amateur d’art, me contentant d’avoir mis sous verre des œuvres All American de Rockwell soigneusement extraites des vielles couvertures du Saturday Evening Post. Il y a un temps, Sue et moi-même avions exprimé un éventuel intérêt dans une œuvre de Rockwell dont la vente aux enchères avait été très médiatisée. Depuis, nous sommes sur les listes de mailing des grandes maisons de vente d’art, et j’avoue que c’est distrayant de parcourir les Picasso, les Rothko et les autres œuvres actuellement cotées par les collectionneurs modernes. Mais je suis loin d’être un expert, et si parfois je m’y aventure, je suis vite remis à ma place par Sue qui reste l’artiste de la famille. Elle aime peindre des copies de pièces célèbres, en utilisant un rétroprojecteur pour copier les contours, et ensuite appliquer les couleurs. « Pourquoi dépenser 20 millions $ pour une toile lorsque je peux en faire une pour 75 $ ? » disait-elle. Et je dois avouer qu’un magnifi que Picasso signé « Sue » trône au-dessus de la cheminée dans notre chambre.
Mes propres talents artistiques sont franchement limités – d’ailleurs, je pense qu’il doit me manquer toute la partie droite du cerveau, celle qui dirige la motricité et la capacité à dessiner. Mais en consultant les catalogues de ventes aux enchères qui arrivent dans notre boîte aux lettres, je me dis que je ne suis peut-être pas le seul, et que cette partie droite du cerveau doit également manquer à certains grands artistes. Un de ces artistes est Yves Klein, dont le nom est suivi des dates (1928-1962) sur deux œuvres spectaculaires listées dans un catalogue de Christies du XXème siècle. Je présume que la date « 1962 » signifie qu’il n’est plus de ce monde, ce qui est dommage, car il aurait plus facile de comparer nos problèmes de cerveau s’il était vivant. Mais la similitude est claire, puisque les talents de dessinateur de l’intéressé sont équivalents aux miens - mais lui a été payé. Je vous présente la première des deux œuvres pour votre appréciation visuelle et analyse attentive :
Cette « supercherie », nommée « IKB », est composée de « pigment et de résine synthétique sur panneau », pour reprendre la description de Christies. Toute bleue. L’œuvre mesure 20 par 19 cm, une dimension importante dans le monde artistique, mais qui dans ce contexte peut sembler un peu chétive. Néanmoins, l’œuvre s’est vendue 35 000 $, peut-être parce qu’il n’existe pas de bleu plus bleu que celui de M. Klein – la créativité et le côté droit du cerveau faisant cependant cruellement défaut.
Seconde preuve de ce manque chez l’artiste, je vous présente une autre des créations de M. Klein ; la plus célèbre (43 x36 cm) IKB 121, évaluée à non moins de 150 000 $ :
Je vous ai convaincus. Ce gars était clairement un peintre d’exception. Pour l’anecdote, M. Klein s’était donné le surnom de « Yves le monochrome » - inutile de fournir une explication. Mais Yves a dû appliquer le principe qui veut que lorsque l’on est sur une niche, il faut l’exploiter. Je ne parle pas très bien le français, mais j’ai néanmoins tenté de communiquer avec lui dans l’au-delà, entre amis qui n’ont pas de partie droite au cerveau. Par respect, je l’appelle Monsieur Bleu.
« M. Bleu, Mon Ami, quelle serait ma niche à moi dans le monde de l’art » ? Sa proposition a été la suivante, que je vous présente pour avis critique éclairé : Pas de grande surprise, j’aurais dû m’y attendre. Mais de sa voix fantomatique, s’échappant du côté droit de mon cerveau, je l’entends dire : « J’ai un monopole sur le bleu, mon petit. Essaie donc le rouge ». Quel ami…
Je ne sais pas si c’est l’art qui s’inspire de la vie, ou la vie qui s’inspire de l’art, mais passons maintenant au côté gauche de notre cerveau pour une analyse de l’état des marchés fi nanciers. Du côté des obligations, ma fameuse opération « short » sur le marché du Bund allemand a été effectuée au bon moment, même si elle n’a pas été forcément bien exécutée.
Néanmoins, elle reste un exemple parfait des opportunités générées par les excès de la politique monétaire mondiale – des politiques de taux zéro et les programmes de quantitative easing qui se relaient – et qui continuent d’encourager le mal investissement dans des actifs financiers, et non dans l’économie réelle.
Il est intéressant de noter que les banques centrales et leurs économies respectives semblent être sur des cycles asynchrones. La BCE, par exemple, reste engagée sur l’achat de 700 milliards d’actifs de la zone euro sur plus d’un an, tandis qu’aux Etats-Unis, la Fed trépigne d’impatience pour relever ses taux directeurs fi n 2015. Notamment en raison de ces différences, il reste des divergences très importantes dans les prix des actifs financiers à travers le monde, et celles-ci peuvent faire l’objet d’arbitrages intéressants. Par exemple, les bons du Trésor à 10 ans s’échangent toujours avec une prime de 175 points de base sur les Bunds à 10 ans, contre une moyenne historique de long-terme d’environ 25 points de base. Un achat de bons du trésor et une vente de Bunds permettrait non seulement de générer des gains en capital en cas de resserrement du spread, mais également de profi ter de la remontée des rendements - alors qu’un investisseur de type Rip Van Winkle attendrait simplement une issue probable.
Ces sont les divergences de politiques monétaires/budgétaires ainsi que leur mise en œuvre échelonnée qui créent des opportunités comme celles ci-dessus. Il est possible de comparer les actifs chers et bon marché dans l’univers des actifs risqués, où les obligations privées et high yield, ainsi que certaines valorisations actions, semblent être à des écarts-types de 2 ou plus par rapport à leurs moyennes historiques. Un investisseur ne prend pas trop risques s’il se base sur l’hypothèse que les prix des actifs dans n’importe quel secteur ou région reviendront inévitablement vers leurs moyennes historiques. Or ma ‘Nouvelle Normalité’ de 2009 et ma ‘Politique des Nouveaux Taux Naturels’ de 2014 traduisent des anticipations choc assez audacieuses qui plaidaient tout l’inverse : selon la théorie de la ‘Nouvelle Normalité’, la croissance américaine et mondiale sera plus faible, marquée par un niveau élevé d’endettement ainsi que d’autres freins structurels ; par conséquent, les taux directeurs seront sensiblement plus bas, comme le veut la thèse de la ‘Politique des Nouveaux Taux Naturels’. De surcroît, les évolutions seraient différentes dans les différents pays ! Eh bien, quelle casse-tête, pour citer Alan Greenspan !
Ma théorie sur les opportunités d’arbitrage peut sembler perdue d’avance au regard de la multitude de variables et d’hypothèses prévisionnelles dans toutes les régions du monde. Mis à part le 20 avril 2015, lorsque le Bund 10 ans a effleuré les 0%, comment un investisseur peut-il raisonnablement générer des gains avec cette stratégie ? « Avec beaucoup de précaution », je répondrais, car les paramètres variables d’une « nouvelle » règle de Taylor seraient forcément subjectifs. Sur la base d’un ou plusieurs des facteurs cités ci-dessus : quel est le nouveau taux directeur ? Quel est le taux de croissance nominal du PIB ? Quel est le rendement sur un bon du Trésor américain, d’un Bund, d’un Gilt ou d’un JGB à 10 ans ? Un investisseur qui recherche les réponses à ces questions ne devrait pas forcément s’orienter vers des niveaux absolus, mais plutôt relatifs. La nature « relative » réduit l’univers de manière considérable si l’on prend en compte l’hypothèse que les taux de croissance « relatifs » dans le monde développé et les nouveaux neutres « relatifs » pourraient plus facilement revenir vers leurs moyennes de long-terme que les niveaux absolus. Bien qu’influencés par des évolutions démographiques divergentes (quoique lentes), la productivité et donc les taux de croissance nominale des pays développés ont plus de chances de revenir à une moyenne « entre-elles », que vers une moyenne historique absolue. Il n’y a en effet aucune raison qu’un miracle technologique reste confiné aux Etats-Unis ou dans tout autre pays développé. Ces éléments se déplacent à la vitesse de l’éclair par internet (exemple type du transfert international de la haute-technologie).
Dans ce cas, les taux de croissance nominaux du PIB – déterminants primaires du rendement et des spreads de risque – devraient permettre à un investisseur de profiter d’écarts de prix intéressants sur les actifs financiers et de réaliser des arbitrages.Tout simplement, si les taux de croissance nominaux du PIB reviennent à leurs moyennes historiques relatives dans les principales économies, alors les différentiels de rendement devraient également revenir à leurs spreads moyens – du moins en l’absence de changements sensibles au niveau de la qualité.
Un lecteur qui me prendrait au pied de la lettre répondrait tout de suite que le calendrier du retour à la moyenne du PIB nominal est une variable fondamentale en soi, et je serais d’accord. Mais ce facteur ne met pas en péril le succès d’un investisseur curieux et proactif.
Procédons à quelques conclusions. Bien que subjective en soi, je vais me baser sur une série de prévisions de croissance nominale structurelle du PIB émise par le FMI pour différents pays et zones économiques, ainsi que sur l’hypothèse que ces taux de croissance se normaliseront dans 3 ans (2018). S’ils le font, alors les spreads relatifs sur les rendements à 10 ans devraient également se normaliser. Selon ces données, le tableau ci-dessous indique les niveaux de cherté à fin mai 2015.
Le tableau ci-dessus reste une simple indication des opportunités qui pourraient devenir plus intéressantes à court-terme. L’accélération des rachats d’actifs en mai/juin annoncée par Mario Draghi – afin de prendre en compte la pause estivale du mois d’août dans la zone Euro – est un exemple parmi d’autres qui pourrait rendre une dette souveraine (allemande), déjà mise à mal, encore moins attirante à court-terme.
Mais même dans l’ère moderne du mal-investissement dans les actifs financiers, les investisseurs devraient privilégier les actifs les moins survalorisés, et vendre les plus survalorisés.
Pour un fonds « unconstrained » qui peut acheter et vendre, l’opportunité actuelle est rare. Je pense que même M. Bleu serait d’accord. Achetez le « Bleu » dirait-il – vendez le « Rouge ». Après tout, cela a bien fonctionné une fois pour lui. Pourquoi pas deux ?