Cependant, nous pensons qu’il est extrêmement dangereux de minimiser les préoccupations actuelles à cet égard, surtout au vu de l’évolution de la réglementation, du poids sans précédent de la politique monétaire (via une participation directe sur les marchés obligataires) et de leur impact sur le marché et les résultats économiques dans le cycle actuel.
Évaluation de la situation de la liquidité du marché obligataire
Il est, selon nous, important d’évaluer certains paramètres clés afin de comprendre de manière concrète les défis. La forte baisse des stocks d’obligations d’entreprise détenus par le secteur bancaire au cours des dernières années (en réponse à une réglementation plus stricte) et la forte hausse des encours sont deux tendances qui ont été intégrées par le marché. Outre cette évolution structurelle, il est important d’analyser des exemples précis de l’impact négatif, que traduisent les indicateurs tant en termes de profondeur que d’ampleur du marché, du dernier épisode de secousses sur les marchés obligataires observés en avril et mai.
Les récents rapports de JP Morgan enregistrent une forte baisse en termes d’ampleur et de profondeur du marché des obligations à 30 ans durant cette période (le marché serait au coeur du dernier accident de liquidité).
Si nous prenons par exemple le proxy de profondeur du marché de JP Morgan, il était encore possible de traiter 100 contrats futures sur le Bund 30 ans sans faire bouger les prix début 2014, alors que ce nombre est tombé à 20 au moment le plus critique du récent épisode.
L’une des raisons de cette détérioration vient de la contraction durable du marché « repo » allemand de 30 % en cinq ans (une tendance qui devrait se poursuivre tant que la politique d’assouplissement quantitatif de la BCE sera d’actualité).
Concernant les obligations d’entreprise (chiffres publiés par JP Morgan fondés sur les données TRACE de la FINRA), on observe un net recul à la fois sur les marchés « high yield » (HY) et « investment grade » (IG) entre 2007 et 2011. Cependant, depuis 2012, on constate une divergence, avec une certaine amélioration du rendement des « high yield » alors que le rebond des « investment grade » s’est longtemps fait attendre. Dans l’ensemble, le rendement actuel est inférieur de 30 % aux pics d’avant-crise pour les HY contre 55 % pour les IG. De même, si l’on se penche sur le volume moyen de transactions (volume de transactions en USD, divisé par le nombre de transactions), ces chiffres sont environ 30 % et 40 % inférieurs aux plus fortes valeurs enregistrées avant la crise pour les IG et les HY respectivement.
La raréfaction de la liquidité - un risque systémique ?
Dans un monde où la mise en place de vastes programmes d’assouplissement quantitatif a un impact crucial sur la croissance de la production et l’inflation, le niveau et la volatilité des taux d’intérêt deviennent essentiels dans la détermination des résultats économiques. Si nous prenons l’exemple de la zone euro, où en raison de l’opposition politique de l’Allemagne à l’utilisation de la politique budgétaire, la politique monétaire devient le seul moyen pour faire face à ce qui est essentiellement une combinaison de problèmes conjoncturels et structurels.
Dans ce cadre, on comprend facilement comment de fortes variations des taux d’intérêts - dues à une microliquidité raréfiée - peuvent porter atteinte à une économie et une inflation déjà fragilisées.
Ce canal de transmission s’applique également aux États-Unis. Par exemple, rappelons comment la Fed a dû réorienter sa politique en 2013 en raison de la crise du « taper tantrum » (due à l’annonce de la réduction progressive des achats d’actifs de la Fed). Le retrait a été retardé lorsque les indicateurs ont commencé à refléter les conséquences économiques dues au resserrement des conditions financières.
Concernant l’interdépendance avec le secteur financier (l’une des principales sources de risque systémique si nous prenons comme exemples les années 2008/2009 et 2011/2012), malgré les avancées faites en direction d’une union bancaire dans la zone euro, l’interdépendance entre le secteur bancaire et les États reste plus que jamais d’actualité (un point soulevé à plusieurs reprises par le président de la Bundesbank, Jens Weidmann, dans ses récents discours publics).
Cela montre comment un épisode de volatilité forte et soutenue sur le marché des taux (déclenché ou exacerbé par le manque de liquidité) met l’accent sur le poids des dettes souveraines dans les bilans bancaires (en particulier, dans les pays d’Europe du Sud). En effet, le feuilleton grec (où le risque souverain s’est rapidement transformé risque pour le secteur bancaire) montre que des fissures persistent dans l’union (et sont exposées aux risques politiques), même si les mesures de stabilisation mises en oeuvre sont désormais beaucoup plus sécurisantes qu’au plus fort de la crise, en 2011/2012.
Rôle du ratio de liquidité à court terme (LCR) - Une étude de cas en matière de « sécurité excessive »
Étudier le cas du ratio de liquidité à court terme (LCR, Liquidity Coverage Ratio, qui est un élément clé de la réglementation Bâle III) peut nous aider à mieux comprendre les conséquences à long terme du cadre réglementaire actuel sur les marchés des obligations d’État.
Selon Gary Gorton et Tyler Muir de l’université de Yale (14e conférence annuelle de la Banque des Règlements Internationaux 2015), la réglementation du LCR exige essentiellement que toutes les opérations « repo » soient adossées dollar par dollar à des obligations d’Etat (une sorte de « narrow banking », où un type d’actif sert de garantie pour un autre type d’actif). Les auteurs considèrent que la réglementation du LCR est une tentative de rétablir « l’immobilité » des collatéraux, soit l’inverse de ce qui se passait avant la crise, où les collatéraux étaient mobiles (par exemple, des prêts bancaires sous forme de MBS / ABS, qui pouvaient ensuite être échangés, fournis comme garantie, etc.). Les auteurs rappellent qu’une telle garantie immobile basée sur le système a déjà été testée sans succès par le passé (à l’époque du Système bancaire national aux États-Unis).
Plus précisément, Gorton et Muir associent les nombreux échecs des opérations repo des « Primary Dealers » sur les marchés du Trésor ces derniers mois, qui, selon eux sont dus à l’augmentation du rendement d’opportunité des bons du Trésor américains après les changements de la réglementation.
Les auteurs indiquent également que pendant la période du Système bancaire national, le « shadow banking » a pris de l’ampleur (surprise, surprise) et, pendant ces années, la panique s’est emparée du secteur bancaire à cinq reprises.
Au cours de cette même conférence de la BRI, Randall Kroszner de l’Université de Chicago a affirmé que l’étude « Mobile versus Immobile Collateral » lui rappelait la tragédie du Titanic (1912) après laquelle l’obligation de disposer de « canots de sauvetage pour tous » fut instaurée. Cela eu pour conséquence involontaire de contribuer à la catastrophe de l’Eastland à Chicago en 1915, qui s’est soldée par la mort de plus de 800 personnes.
Conséquences dans un monde très endetté et affecté par le manque de liquidité
Compte tenu de ce qui précède, nous pensons tout d’abord que le problème du manque de liquidité est loin d’être résolu. Le syndrome du « canot de sauvetage » qui semble s’être emparé des décideurs, porte atteinte à la liquidité du marché. Cela en fait un troisième facteur à prendre en compte pour comprendre l’investissement obligataire (en plus du risque et du rendement).
Les investisseurs centrés sur les primes de risque ne sont plus les seuls acteurs sur les marchés des obligations mondiaux. Avec la mise en oeuvre de politiques d’assouplissement quantitatif après la crise de 2008, les banques centrales sont devenues un acteur clé sur les marchés obligataires dont les motivations très différentes de celles des investisseurs traditionnels.
Dans ce nouveau contexte, nous pensons que les investisseurs n’ont plus aucune influence sur l’évolution de la réglementation (qui est susceptible de devenir de plus en plus exigeante) ou sur la politique à venir des banques centrales. Toutefois, les investisseurs disposent d’une grande liberté dans la construction de leur portefeuille.
C’est pourquoi, il est essentiel d’évaluer de manière approfondie l’état actuel de la liquidité du marché dans un monde dont le niveau d’endettement ne cesse d’augmenter malgré la crise qui a touché les bilans des banques en 2008. Par exemple, selon la BRI, dans les pays du G20, la dette s’est alourdie de 40 000 milliards de dollars depuis le début de la crise.
Loin d’être un exercice secondaire dans notre gestion des risques, l’évaluation de la liquidité est un facteur essentiel de notre processus de construction de portefeuille obligataire (qu’il s’agisse d’obligations d’entreprises ou d’État). Nous pensons que l’environnement actuel marqué par l’intervention directe des banques centrales sur les marchés obligataires et le renforcement des exigences réglementaires (ayant pour conséquence involontaire une raréfaction de la liquidité) nous invite à avoir une vision à long terme.
La meilleure façon de le faire est de nous focaliser sur les fondamentaux lors de la construction des portefeuilles obligataires qui sont précisément conçus pour atténuer le risque de crédit.
Notre conclusion est que les secousses dues à la raréfaction de la liquidité risquent de devenir régulières. Dans ce contexte, un portefeuille construit selon une approche à pondération fondamentale (de manière transparente) devrait permettre de mieux surmonter les fluctuations que les portefeuilles fondés sur l’approche à capitalisation boursière qui continuent d’être utilisés par la grande majorité des investisseurs centrés sur les primes de risque obligataires.