Les prévisions ont rarement été aussi difficiles à élaborer qu’aujourd’hui pour les investisseurs au cours de la décennie passée. Ou prenons plutôt le sujet dans l’autre sens et disons que les marchés s’étaient habitués, depuis la crise de 2008, à se faire guider par les banques centrales, prévenantes et toujours prêtes à ajouter quelque mesure pour éviter la crise systémique d’abord, puis pour relancer l’inflation et/ou l’économie ensuite.
Nous reviendrions donc à un environnement plus classique ces derniers mois, au sein duquel les investisseurs devraient se débrouiller par eux-mêmes, choisir des primes de risques, des zones géographiques, des classes d’actifs sans cette corne d’abondance de liquidités propre à les renchérir tous sans presqu’aucune distinction et offrant aux plus optimistes ou aux plus aventureux les meilleures performances.
Vient donc aujourd’hui une ère durant laquelle les banques centrales ont plutôt tendance à retirer leurs liquidités, force contractant le prix des obligations, mais aussi, par dérivation des autres actifs. On notera par exemple, du fait de la baisse des prix des obligations, ou plutôt de son corollaire la hausse des taux, un retour massif des investisseurs institutionnels sur le marché obligataire ou des investisseurs les plus prudents sur les fonds monétaires. Si cette bascule ne peut guère compenser entièrement le mouvement plus massif des banques centrales, elle a inévitablement un effet déflationniste sur les classes d’actifs que ces investisseurs avaient plébiscité auparavant à la place des obligations : actions, dette privée, immobilier, …
Et pourtant…
2023 semble donner l’impression que ce mouvement des banques centrales, qui avaient entre 2008 et 2021 provoqué un excès non-économique de valorisation obligataire – n’oublions pas la fameuse période des taux négatifs – est quasi neutre pour les marchés et la valorisation des actifs autres qu’obligataires…
Ne se souvient-on pas du fameux acronyme TINA « there is no alternative » que beaucoup d’investisseurs mentionnaient pour justifier des investissements dans des actifs plus risqués que ceux qu’ils s’autorisaient auparavant ?
A l’époque, la priorité était d’obtenir un soupçon de rendement dans un univers où la trésorerie était pénalisée entre -0.5% et -0.8% en Europe, où l’essentiel des obligations d’Etat européennes offrait 0% de rendement, où les obligations high yield offraient 2% à 3% de rendement maximum pour un rating B.
L’alternative est aujourd’hui claire puisqu’avec la hausse du taux de référence de la BCE à 3.5%, le marché obligataire devrait offrir désormais des rendements autour de 4% pour les titres monétaires, de 4 à 5% sur les obligations d’Etat et de 5% à 10% sur les obligations high yield.
Devrait offrir ?
Oui car ce n’est pas encore tout à fait le cas et cela pourrait expliquer bien des choses sur la lenteur d’ajustement des marchés de toutes classes d’actifs…
Voici donc quelques constats et pistes de réflexion qui nous laissent à penser que le travail des banques centrales n’a pas encore suffisamment infusé dans le système financier et que le cycle des conséquences de la restriction monétaire ne fait que commencer :
1. Le marché monétaire, classe d’actifs la plus sécurisée, n’a pas encore suivi les niveaux de taux de la BCE. Qu’il s’agisse des produits bancaires, des fonds monétaires ou des niveaux de taux offerts par les obligations de moins d’un an, on a bien du mal à atteindre le taux à quinze jours de la BCE de 3.5%... Plusieurs raisons à cela :
- Les entreprises n’ont pas besoin de financement à court terme en raison de leur prudence sur la trésorerie depuis plusieurs mois, les taux ne peuvent donc pas s’ajuster par l’offre sur le marché primaire
- Les banques européennes bénéficient, pour la plupart, d’une base de dépôt stable et peu rémunérée qui leur permet de ne pas se financer sur le marché monétaire comme elles avaient l’habitude de le faire avant la faste période de la décennie 2010
- Des investisseurs qui ne plaçaient plus leur trésorerie sur les marchés monétaires depuis plusieurs années y reviennent aujourd’hui, comme en témoigne par exemple l’encours des fonds monétaires depuis quelques mois, ce qui crée une force de renchérissement des prix
2. La prudence liée à l’environnement économique incertain crée une baisse de la consommation en Europe et un surplus d’épargne, propre à être placé sur les marchés.
3. Le marché des taux longs, qui plafonne encore bien en deçà du taux de référence de la BCE, hormis pour l’Italie, est essentiellement drivé par les investisseurs institutionnels. Ces derniers avaient depuis plusieurs années réduit drastiquement la part des obligations souveraines, la liquidité, la qualité et la duration de leur portefeuille, créant des décalages actif/passif parfois significatifs et une prise de risque sur les ratios de solvabilité. Après une année 2022 d’observation, bon nombre de ces investisseurs ont réinvesti significativement le marché obligataire ces derniers mois, tirant les rendements longs des obligations de bonne qualité, souverains en tête, à la baisse… Et laissant peut-être croire, pour partie à tort, à un consensus de marché à la baisse des taux et à la récession… Alors qu’il pourrait ne s’agir que d’un effet court terme lié à des besoins réglementaires d’investissement. Ces institutionnels ont plusieurs années de disette de taux à rattraper, des réserves significatives et des horizons de placement à plusieurs années voire à plusieurs décennies… Ce mouvement pourrait donc juste commencer et leurs achats obligataires seront progressifs et pas forcément immédiatement par des réemplois de cessions d’autres actifs, comme les actions ou l’immobilier, ce qui pourrait aussi, temporairement, créer des retards sur les valorisations de certains actifs.
4. Les actions et l’immobilier, parlons-en justement… On observait avec étonnement le CAC 40 atteindre un nouveau record cette semaine alors même que l’environnement économique est morose, que les taux d’actualisation ont bondi et que les perspectives de chiffre d’affaires et de résultat sont plutôt stables ou en baisse pour les années à venir… Nous rappellerons aussi que beaucoup d’entreprises européennes ou américaines offrent moins de dividende que de rendement sur leurs obligations alors même que ces dernières sont moins risquées. Trois raisons peuvent expliquer cela :
5. Les trois facteurs exposés ci-dessus
- La déconnexion entre les entreprises leaders européennes, très internationalisées, et l’économie européenne
- Le rattrapage de certains secteurs, comme les banques dont les investisseurs pensent qu’elles profiteront des taux plus élevés pour reconstituer leurs marges et qui sont très pondérées dans les indices européens
- La force d’inertie, en particulier sur les actifs les moins liquides comme l’immobilier
- Enfin, n’oublions pas que les marchés ont un biais d’optimisme exacerbé et restent convaincus qu’ils pourront profiter du meilleur de tous les mondes entre inflation maîtrisée, récession douce mais maintien de dividendes élevés, retour des banques centrales à des politiques accommodantes, absence de volatilité…
Nous ne sommes pas loin de penser l’inverse mais serons alors taxés du traditionnel pessimisme des gérants obligataires. Nous nous contenterons donc de conclure en disant qu’un tiens vaut mieux que deux tu l’auras et que nous préférerons, dans le contexte actuel au sein duquel même les banques centrales nous affirment qu’elles sont « data dépendant », belle expression pour dire qu’elles naviguent à vue :
- Investir sur les maturités 1 à 5 ans offrant autant voire plus que les maturités 10-15 ans.
- Investir sur les actifs liquides offrant plus de rendement que bon nombre d’actifs illiquides,
- Sécuriser des coupons seniors de 5% à 8% de rendement plutôt que des dividendes plus incertains à 3% de rendement sur le Stoxx 600.