À force de trop scruter le présent sur nos écrans, on en oublie parfois de regarder devant nous… Il est aisé du coup de se repasser le film à l’envers et de se dire que tout était écrit pour une remontée des taux : une économie américaine qui accélère au rythme de la vaccination, un plan de relance de 1 900 milliards de dollars, les créations d’emploi qui se multiplient et en face, une Fed qui peine à convaincre de sa capacité et sa volonté à contrôler la courbe des taux. La réalité brute, c’est que la plupart des investisseurs étaient positionnés en sens inverse jusqu’il y a peu, d’où la violence des ajustements en cours … Décryptage en quelques questions / réponses.
1. Comment comprendre cette hausse de taux ?
On peut citer cinq facteurs explicatifs de cette hausse soudaine des taux longs US :
Premièrement l’inflation anticipée, nourrie entre autres par des effets de base, qui a remonté régulièrement depuis l’été 2020 ;
Deuxièmement le plan de relance américain qui devrait accélérer la reprise cette année et génère déjà un débat sur le risque de surchauffe parmi les principaux économistes ;
Troisièmement la gestion de bilan des banques qui se couvrent contre une remontée des taux, et un sujet prudentiel aux États Unis (calcul des ratios de fonds propres / actifs totaux) qui pourraient conduire à vendre des bons du Trésor US ;
Quatrièmement, l’incertitude sur la Fed. Le débat a changé de nature ; la question n’est plus de savoir si elle fait assez pour soutenir l’économie, mais de savoir si elle à la volonté et la capacité à contrôler la remontée des taux long par une modification de sa politique achats d’actifs (ce qui n’est pas encore démontré à ce jour) ;
D’où la cinquième explication : des investisseurs qui se couvrent contre ce risque en vendant la courbe américaine ont amplifié le mouvement de pentification en février.
Certains facteurs (les effets techniques sur l’inflation, la tendance des marchés à sur-réagir) suggère qu’une stabilisation peut se faire à court terme. D’autres facteurs de moyen terme (l’impact du plan de relance, la baisse du chômage et la réouverture de l’économie) peuvent conduire à une reprise de la pentification après cette phase de stabilisation.
2. Cette hausse des taux longs est-elle un problème ? Quelles implications ?
Tout dépend de quel point de vue on se place.
Du point de vue de l’économie réelle, cette pentification de la courbe des taux reste encore relativement insignifiante en termes d’impact sur le cycle ; les bénéfices immédiats de la relance budgétaire sur la demande sont très supérieurs à l’effet de resserrement sur l’investissement que provoque une remontée des taux longs à moyen terme. Mais si jamais passé ce boom de demande de 2021, la demande anticipée cesse de croitre et que les conditions de financements restent moins attractives, le risque serait que la hausse prématurée des taux longs casse la reprise de l’investissement. Mais on peut considérer qu’on en est loin avec un taux 10 ans à 1,5% aux ÉtatsUnis et proche de zéro en moyenne en Europe ; tout est une question de taux réels in fine.
Du point de vue des marchés, la vitesse de remontée observée est plus problématique à court terme, mais tout dépend des actions que l’on détient. À perspectives de croissance inchangées sur les résultats, la relation entre le prix des actions et les taux d’intérêt est inversée. Elle l’est d’autant plus que les perspectives de rentabilité sont éloignées. Ceci explique bien pourquoi les valeurs de « croissance » (qui font l’essentiel de la hausse des marchés depuis 10 ans) sont vulnérables à cette hausse des taux longs. Tant que la croissance des bénéfices est là ces valeurs peuvent tenir leur rang, mais le cumul d’un risque de décélération des perspectives de croissance et d’une remontée des taux peut être fortement sanctionnée. À l’inverse, cette tendance est très favorable pour les actions dites « value » (valeurs décotées), qui bénéficient à la fois d’une reprise de l’économie réelle et d’une remontée des taux et des prix des matières premières comme les bancaires et l’énergie. C’est donc un facteur de redistribution des cartes, et de ce fait une source de repositionnement et de volatilité.
Enfin du point de vue des États, c’est là que les choses se compliqueront à moyen terme. Si les banques centrales devaient un jour sortir des taux zéro / négatifs et de l’augmentation de leur bilan, le coût de refinancement des États pourrait remonter. Plus largement l’idée que la forte hausse des
dettes publiques était soutenable reposait sur plusieurs postulats, principalement trois :
La dette détenue par les banques centrales constituerait de facto de la monnaie car les banques centrales ne réduiront pas leur bilan ;
Les taux resteront bas pour longtemps en raison d’une inflation faible ;
La demande des investisseurs pour les dettes d’État ne se tarira pas.
L’exemple des dernières semaines montre que l’on doit rester prudent sur le dernier de ces hypothèses. La faiblesse surprise de la demande lors des émissions d’obligations gouvernementales et les facteurs évoqués plus haut (politique actif / passif des banques) ont pesé.
En résumé, la remontée des taux longs est relativement bénigne pour l’économie et les États mais déjà préoccupante pour les marchés et génère des repositionnements importants.
3. Le problème ne vient-il pas du fait que les banques centrales poursuivent beaucoup d’objectifs et que les taux d’équilibre ne sont pas les mêmes pour tous ?
Une façon de résumer le problème : chacune de ces sphères n’a pas forcément le même taux d’intérêt d’équilibre et c’est cette tension ou divergence qui anime l’incertitude sur la façon dont les banques centrales doivent gérer la situation :
Pour le cycle économique : on pense traditionnellement qu’un taux réel négatif est requis quand la croissance est inférieure à son potentiel et vice versa. Avec une croissance américaine qui pourrait dépasser 6 ou 7% cette année et dépasser son sentier de croissance, une remontée des taux réels semble supportable voire justifiée ;
Pour les investisseurs actions : il faut à la fois penser le taux nominal neutre (qui pourrait être celui qui égalise la progression des styles croissance et value) et le taux limite à partir duquel le marché s’ajuste dans son ensemble (autour de 2 % probablement) ;
Pour les investisseurs obligataires : quand les rendements annuels peuvent être perdus sur quelles dizaines de points de base de remontée des taux longs, la logique est de se couvrir, ce qui fait remonter les taux longs ;
Pour les banques centrales, Keynes et Hicks avaient bien résumé le problème il y a longtemps : il faut à la fois trouver le bon taux nominal (qui détermine la demande de monnaie) et le bon taux réel (qui équilibre épargne et investissement). Un taux trop faible conduit à des trappes à liquidité, un taux trop élevé décourage l’investissement. Les banques
centrales sont donc sur un chemin de crête très étroit ;
Pour les États : les contraintes de soutenabilité et stabilisation des ratios de dette / PIB impliquent que le taux d’intérêt de la dette soit inférieur à la croissance du PIB nominal à moyen terme (si on retient la croissance potentielle et l’inflation cœur à moyen terme, on peut se dire que le taux limite est plutôt entre 3 % et 4 % aux États Unis).
4. Que faut-il penser du risque de hausse de l’inflation à court terme ?
Nous avions écrit récemment que les fondamentaux structurels pour une remontée durable de l’inflation n’étaient pas encore réunis, ou du moins que nous n’en trouvions pas encore la trace. On peut noter que la crainte de la remontée de l’inflation est une réaction typique face à une phase de reprise ou de mise en place d’un policy-mix très accommodant. Il suffit de se remémorer des craintes injustifiées sur les effets inflationnistes de la politique de la Fed après 2008.
Ce point de vue nous semble toujours vrai en 2021, même si le nouvel équilibre de policy-mix qui se met en place (et que nous avions décrit déjà dans notre Global Outlook au 2e trimestre 2020) pourrait conduire à terme à un régime d’inflation plus soutenu à moyen / long terme.
À court terme : une remontée temporaire de l’inflation
Les effets de base seront nombreux sur la mesure de l’inflation du 1er semestre dans les pays matures : principalement dû à la faiblesse du prix du pétrole au printemps 2020 mais également à la fin des mesures de baisse de TVA qui ont mécaniquement relevé le taux d’inflation en Allemagne ;
Si on retraite ces effets et que l’on reste focalisé sur l’inflation cœur en progression mensuelle, force est de constater que l’inflation n’accélère pas réellement pour l’instant (1,3% en février 2021, en baisse de 0,1 point de base versus janvier) ;
Il s’agit donc davantage d’un sujet d’anticipation de ce qui peut advenir au second semestre et par la suite.
Des pressions inflationnistes structurelles qui restent limitées à ce stade
Au-delà des statistiques récentes reflétant des facteurs transitoires, l’inflation salariale semble encore mesurée : au dernier pointage, l’enquête de l’emploi américain faisait apparaître une croissance mensuelle de 0,2% soit une progression annualisée de 2,5%. En février, l’inflation cœur reste très modérée aux États Unis (1,3%) ;
La volonté est forte de réduire les inégalités et de remonter le salaire minimum outre Atlantique mais cette disposition ne figure pas dans la version finale du plan voté par le Congrès
Au niveau des matières premières, on sait que la flambée des métaux est en partie due à un restockage important et que le prix du pétrole est tenu par des politiques de coupes de production qui visent à le stabiliser autour de 60 dollars le baril à moyen terme, et l‘US Energy Information Administration s’attend à une stabilité des prix entre 2021 et 2022.
Pourquoi l’inflation pourrait atteindre et dépasser un rythme de 2% avant 2023 ?
Parce que le plan de relance crée un réel risque de surchauffe par la consommation au second semestre avec des tensions sur l’offre de biens manufacturiers et de matières premières (l’US Energy Information Administration a remonté ses prévisions de prix du baril début mars à 61 dollars pour 2021).
Parce qu’au même moment les pays européens auront vacciné normalement une partie plus importante de leur population, et qu’une réouverture des secteurs des services et des transports encore confinés pourrait créer une reprise plus forte.
5. Va-t-on vers un régime d’inflation structurellement plus élevé à terme ?
À moyen, long terme il existe un réel risque que le régime d’inflation soit durablement plus élevé.
Le régime d’inflation modérée de la décennie passée reposait sur l’équilibre suivant : pression à la baisse sur le travail peu qualifié par la mondialisation, les value chains mondiales et la technologie, prix de l’énergie bon marché, politiques budgétaire et fiscale favorables au capital ; cette phase de « grande modération » a conduit à des courbes de
Phillips (relation inflation / chômage) très plates jusqu’à la toute fin du cycle (les salaires n’augmentent réellement qu’en 2017-2019 aux États Unis) ;
Plusieurs éléments semblent pouvoir inverser ce paradigme : une convergence des niveaux de vie de la classe moyenne mondiale, une transition énergétique (et alimentaire) qui impliquera de payer notre énergie plus cher (avec ou sans taxe carbone) ; une relocalisation progressive des capacités de production (permises aussi par la robotisation) ; une volonté
politique aux États Unis pour réduire les inégalités (salaires minimums) ;
Enfin l’inflation est historiquement la solution pour sortir d’une accumulation excessive de dette, et /ou d’un partage de la valeur ajoutée intenable sur le plan politique et social ;
Sur le plan économique, un changement de régime d’inflation est un facteur de redistribution des cartes : entre entreprises et salariés, entre épargnants et créditeurs, mais aussi entre secteurs d’activité et entre pays.
6. Quel impact pour le monde des devises à long terme ?
Il existe un lien entre régime d’inflation et régime de change. La force du dollar, le besoin de dollars et l’attractivité de la courbe américaine ne rendaient nécessaire ni de devoir payer des taux plus élevés, ni de recourir à l’inflation pour déprécier le poids de la dette en termes réels ou en termes de ratio dette / PIB. De plus, la force du dollar tend à réduire l’inflation importée.
Si le dollar venait à perdre son statut de monnaie de réserve et si les États Unis devaient de ce fait accepter de se financer à un niveau plus élevé, la sortie par une inflation un peu plus élevée serait une option. Cette idée a priori séduisante qui semble suggérer un consensus pour l’inflation est toutefois dangereuse à plusieurs titres : d’une part car le passé montre qu’il est difficile de stabiliser l’inflation au-delà d’un niveau modéré ; d’autre part car dans un pays à double déficit structurel, l’inflation pourrait accentuer la pression baissière sur le billet vert à long terme.
Historiquement, chaque changement de régime économique s’est traduit par un nouvel équilibre des changes. N’allons pas trop vite en besogne toutefois ; rien ne dit que le dollar devrait être détrôné très rapidement ; rien ne dit qu’un régime de change multipolaire serait un gage de stabilité ; enfin rien ne dit que la montée en puissance du yuan sera bénéfique pour l’Europe.
À plus court terme, le dollar est soutenu par la divergence des taux de croissance et taux de rendement avec la zone euro, mais l’affaiblissement du dollar pourrait reprendre à partir de l’été.
7. Quelles implications pour la politique des banques centrales ?
À court terme, il n’y a pas de raison fondamentale d’anticiper un durcissement de la politique de la Fed. Le chômage reste encore très supérieur à son niveau d’avant COVID-19 (plus de 6% avec un taux de participation au marché du travail historiquement faible), l’inflation cœur reste très modérée au-delà des effets à court terme et la Fed considère que les incertitudes liées à la pandémie sont encore trop importantes. Donc pas de changement à anticiper avant début 2023, même si le plan de relance peut conduire à revenir avec un an d’avance au plein emploi et une inflation à la cible.
À moyen terme, une normalisation des conditions semble inévitable si le retour au plein emploi et à une inflation autour de (ou supérieure à) 2%. Mais la pression créée par le besoin de financement des États (et de la transition énergétique) peut conduire à un équilibre différent et à un ordre de priorités renouvelé, qui est déjà perceptible dans le changement de stratégie d’inflation de la Fed. La coordination plus étroite du policy-mix entre ses volets monétaire et budgétaire suggère une tolérance plus forte pour l’inflation (peut-être autant choisie que subie).
En zone Euro, la situation est t très différente même si les taux longs y portent partiellement les stigmates de la pentification américaine. L’inflation reste très basse et les risques sont encore forts sur le cycle ; de plus la BCE vient d’annoncer une capacité à intensifier les achats d’actifs.
8. Quels sont les impacts à court terme et à long terme pour l’allocation d’actifs ?
Mêmes si les incertitudes sont grandes dans cette terra incognita de la reflation, plusieurs axes peuvent se dessiner à court terme et à long terme pour l’investisseur :
Il convient de rester positionné sur cette rotation actions sur la value avec une bonne exposition aux valeurs corrélées au cycle, à la pentification et à la reflation, même si cette rotation peut connaître des soubresauts au cours des prochains mois ;
Nous pensons que contrairement aux années précédentes les obligations d’Etat sont d’une aide limitée dans un portefeuille et une politique de duration courte reste de mise ;
En termes géographiques cette tendance est favorable aux actions européennes ;
Si cette tendance devait conduire à une remontée plus forte du dollar les actifs émergents seraient menacés tant sur le plan obligataire que sur le plan des marchés actions ;
Il convient de conserver une exposition au dollar dans cette phase de divergence, ce qui sera une source de résilience des portefeuilles en cas de stress sur les pays émergents ;
En terme d’exposition au risque, les facteurs de soutien sont nombreux pour faire de 2021 une année positive en restant vigilant sur la vitesse de remontée du taux 10 ans US.
À moyen terme, sur le plan stratégique, il conviendra de garder un bon équilibre entre les valeurs de croissance séculaire et les valeurs cycliques / value. Après tout, la remontée des taux n’a pas mis fin à la digitalisation, à la transition climatique et aux besoins d’investissement dans la santé…