Au début du XXe siècle, la découverte du principe d’incertitude est une révolution d’envergure comparable à la découverte des lois universelles de la mécanique et de la gravitation par Newton trois siècles plus tôt. Une nouvelle description du monde s’impose et elle ébranle si profondément la physique, qu’elle met fin au vieux rêve de la science offrant un modèle parfaitement déterministe de l’univers. Car il ne peut certainement pas être question de prédire des événements s’il devient fondamentalement impossible de mesurer l’état présent de l’univers.
A ce stade, il convient de rassurer notre lecteur. Nous ne sommes pas d’éminents chercheurs en physique théorique mais de simples gérants de portefeuille. Nos modestes connaissances en mécanique quantique remontent à nos années d’études ou au survol de quelques articles de vulgarisation. Cependant il était tentant d’introduire un bref rappel sur l’évolution de la physique moderne au cours du siècle passé et sur le changement de paradigme qui en a découlé, tant le parallèle avec la finance est frappant.
La crise financière qui a démarré à l’été 2007 pour éclater avec la faillite de Lehman a été l’occasion de s’interroger sur la finance elle-mêmeFabrice Foy
Rendre intelligible le hasard boursier
Rappelons d’abord que tout le travail de l’économie financière, au moins depuis la thèse de Louis Bachelier (1900), a consisté à concevoir un cadre théorique permettant de rendre intelligible le hasard boursier. Il s’en est suivi un effort prolongé sur presque un siècle, caractérisé par une forte accumulation de prix Nobel (Markowitz, Miller, Modigliani, Samuelson et Sharpe), effort collectif qui a fini par déboucher, au début des années 80, sur un formalisme à la fois élégant et rigoureux. A partir d’un nombre réduit d’hypothèses, la finance néoclassique a réussi à unifier un riche ensemble de résultats (formule du CAPM, formule de Black-Scholes ou théorème de Modigliani-Miller) dans un cadre théorique unique, à savoir celui de l’hypothèse d’efficience des marchés. Rappelons encore, à toutes fins utiles, que selon l’hypothèse d’efficience des marchés, les cours décrivent à tout moment une marche aléatoire, leurs fluctuations constituant les réponses des marchés à l’arrivée d’informations nouvelles, elles-mêmes supposées imprévisibles. Cette réussite formelle incontestable a pu faire dire à certains que la finance néoclassique est « la plus scientifique de toutes les sciences sociales » (Ross, 2004).Inconvénient : le processus qui consistait à conférer à la finance une précision toute mathématique a eu un effet inattendu, elle est devenue un champ d’exploration entièrement dépourvu de présence humaine.
L’observation que chacun de nous peut faire d’un état comporte un ensemble de biais de sorte que notre vision du monde n’est jamais totalement identique à la réalité de l’état de ce mondeFabrice Foy
Finalement, la crise financière qui a démarré à l’été 2007 pour éclater avec la faillite de Lehman a été l’occasion de s’interroger sur la finance elle-même, ses fondations et son fonctionnement. Un éditorialiste du Times, Anatole Kaletsky, signe le 9 février 2009 un papier dans lequel il prévient : « Maintenant il est temps de faire une révolution de la pensée économique ! […] La crise discrédite l’économie académique ». Selon lui, il faut un nouveau paradigme, d’envergure comparable à la révolution « quantique » que connut la physique au début du XXe siècle avec Planck et Heisenberg. « L’économie est aujourd’hui où en était l’astronomie au XVIe siècle quand Copernic et Galilée avaient démontré l’héliocentrisme, mais où l’orthodoxie religieuse et académique avaient lutté impitoyablement pour défendre le principe que le soleil tournait autour de la terre. »
Notre vision est biaisée
C’est ici qu’intervient le parallèle avec la mécanique quantique ; il trouve un écho intéressant en finance comportementale : l’observation que chacun de nous peut faire d’un état comporte un ensemble de biais de sorte que notre vision du monde n’est jamais totalement identique à la réalité de l’état de ce monde. Georges Soros, célèbre gérant du Quantum Fund, l’écrivait déjàen 1998 dans "The Alchemy of Finance" : « Afin d’approcher du savoir, il convient d’être capable d’établir une distinction entre le sujet et l’objet. Cependant, dans notre cas, les deux ne font qu’un. »
Soros souligne ici une dimension fondamentale : notre vision est biaisée dans les domaines où l’individu est directement impliqué dans l’objet observé. L’idée s’applique ainsi naturellement aux sciences humaines et sociales, alors que sciences dures et plus généralement les sciences naturelles sont épargnées, dans la mesure où l’observateur ne fait pas partie de l’objet observé. Ainsi, bien qu’il soit certes toujours possible de commettre des erreurs d’observation dans la pratique de ces sciences, le cours naturel des choses n’en est pas pour autant modifié. En d’autres termes, une explication erronée du mécanisme qui produit, par exemple, les cyclones, ne change rien à leur existence, de même que l’affirmation que la terre soit plate n’a rien changé à la réalité de sa rotondité.
Dans le domaine des sciences sociales, en particulier en économie financière, il en va tout autrement dans la mesure où les faits sont toujours soumis à une interprétation influençant la réalité elle-même. C’est le principe de réflexivité, terme choisi par Soros pour qualifier l’interdépendance entre perception et réalité.Il comporte deux volets : une perception biaisée et une action biaisée.
Notre vision est biaisée dans les domaines où l’individu est directement impliqué dans l’objet observéFabrice Foy
Des marchés fondamentalements instables
Le concept explique l’instabilité des marchés financiers par la conjonction de trois mécanismes :
la situation des fondamentaux de l’entreprise. Certes ceux-ci sont loin de déterminer à eux seuls la valeur de l‘action. Ils doivent cependant être pris en compte en tant que « sous-jacents »,
le biais de perception,
le biais d’action, lequel peut à son tour modifier les fondamentaux et la perception.
Ainsi, les biais se succédant les uns aux autres, conduisent à ce que les marchés soient fondamentalement instables, cette instabilité produisant un processus perpétuel et ouvert, un processus récursif, bref un processus historique ! Il est intéressant par ailleurs de relever que même si dans la nature, les mouvements récursifs aboutissent à un chaos déterministe, il n’en va pas de même en ce qui concerne la finance où l’absence d’équilibres comparables à la stabilité des lois physiques, conduit à un chaos « quantique ».
Il convient donc d’avoir une bonne connaissance des distorsions qui existent entre ces fondamentaux et leur perception par le marchéFabrice Foy
Intégrer la psychologie des investisseurs
Il s’agit bien de prendre le contre-pied de la théorie classique : le cours d’une action n’est pas le reflet des fondamentaux et, s’il s’écarte de sa valeur fondamentale, il ne tend pas nécessairement à y revenir. Par conséquent, une décision d’investissement qui serait uniquement basée sur les fondamentaux paraît risquée. Il convient donc d’avoir une bonne connaissance des distorsions qui existent entre ces fondamentaux et leur perception par le marché. C’est l’angle choisi par la finance comportementale, s’appuyant sur des hypothèses intégrant la psychologie des investisseurs. Nous en avons fait une philosophie d’investissement. Et de même que la révolution « quantique » de la physique a révélé l’impossibilité d’une prédiction totale de l’avenir, nous croyons, au vu de la complexité et de la nature fondamentalement incertaine et instable des marchés financiers, que la faculté d’adaptation et la flexibilité sont l’essence même de notre rôle d’allocataire d’actifs.