Les liquidités des banques centrales à marée haute
À la plage, sait-on jamais avec certitude quand la marée commence à se retirer ? Il est évidemment possible de consulter l’annuaire des marées, mais toute prédiction reste difficile en s’asseyant sur le sable et en observant les vagues. Les investisseurs internationaux sont au moment d’expérimenter le retrait de la marée monétaire. Après neuf années de politiques monétaires extrêmement souples, les banques centrales débutent enfin le processus de « normalisation », en relevant leurs taux et en réduisant la taille de leur bilan. Les changements seront peut-être imperceptibles dans un premier temps, mais ne nous leurrons pas : la marée commence à se retirer.
Observons les balises
La Réserve fédérale américaine (Fed) a entamé ce processus en décembre 2015 en relevant le taux des fonds fédéraux, alors proche de zéro. Elle a ensuite relevé une nouvelle fois ses taux en 2016, puis encore deux fois depuis le début de l’année 2017, sachant qu’une troisième hausse en décembre n’est pas exclue. De plus, la présidente de la Fed, Janet Yellen, a défini un agenda pour le cycle de resserrement quantitatif (quantitative tightening - QT) – soit la réduction du bilan de la Fed – qui devrait débuter en octobre. Bien qu’il n’en soit encore qu’à ses prémices, le processus de normalisation de la politique monétaire de la Fed a incontestablement débuté.
Outre-Atlantique, la Banque d’Angleterre (BoE) fait également parler d’elle. Si le taux au jour-le-jour a été maintenu à 0,25 % depuis les résultats du référendum sur le Brexit, le gouverneur Mark Carney prépare les marchés au premier relèvement des taux d’intérêt depuis dix ans. Il se pourrait qu’il bluffe dans le but de minimiser le regain des pressions inflationnistes alimenté par la dépréciation de 15 % de la livre sterling pondérée par les échanges, mais les marchés des contrats à terme ont intégré une probabilité de près de 80 % d’assister à un relèvement des taux d’ici la fin de l’année. Par contre, il n’a pas évoqué le programme d’achat d’actifs de 435 milliards de livres sterling de la BoE.
Sur le continent, la Banque centrale européenne (BCE) a adopté une posture exactement inverse : Mario Draghi n’est absolument pas pressé de relever les taux d’intérêt, mais le programme d’assouplissement quantitatif de la BCE devrait quant à lui atteindre son plafond vers la mi-2018. Les achats d’actifs commencent déjà à s’éloigner de la clé de répartition (le système de pondération proportionnel qui détermine le montant d’actifs que la BCE peut acheter dans chaque pays membre), et pourraient atteindre leur plafond maximum autorisé d’ici le troisième trimestre de l’année prochaine. À moins que des changements n’interviennent dans les règles d’achat d’actifs, la BCE va se retrouver à court de titres éligibles. Elle conserve donc une posture accommodante, mais pourrait être contrainte de mettre prématurément un terme à l’élargissement de son bilan.
Enfin, si la Banque du Japon (BoJ) n’a aucune intention de réduire son volume d’achat d’actifs, elle pourrait aussi à l’avenir faire face à certaines limites.
Elle est actuellement la principale détentrice d’ETF dédiés aux indices actions japonais, et possède donc une participation significative (>5 %) dans plusieurs grands groupes nationaux.
Cela ne constitue pas une menace immédiate envers l’orientation de sa politique, mais elle ne pourra pas indéfiniment s’engager à poursuivre ses achats d’ETF actions.
Navigation sans heurts
On constate que les principales banques centrales mondiales en sont à des stades différents de leur processus de normalisation. La Fed semble voguer toutes voiles dehors tandis que la BoJ reste à quai. La BoE et la BCE naviguent quelque part entre les deux. Les marchés n’ont toutefois pas encore réagi à ces revirements imminents. Les actions mondiales poursuivent leur rebond, les rendements obligataires continuent de stagner autour de leurs plus bas niveaux historiques, et le dollar s’est déprécié de près de 10 % depuis son record consécutif à l’élection de Donald Trump, et ce, en dépit du fait que la Fed pratique la politique monétaire la plus agressive.
Il est manifeste que les marchés ne sont pas encore inquiets, et peut-être à juste titre. La réduction du bilan de la Fed a fait l’objet d’une communication efficace, et ne devrait pas provoquer de surprises. En se basant sur le plafonnement du resserrement quantitatif, la réduction est progressive (10 milliards de dollars par mois pendant trois mois, puis 20 milliards de dollars par mois pendant les trois mois suivants, jusqu’à un maximum de 50 milliards de dollars par mois). Cette réduction représente moins de 10 % du bilan de la Fed (de plus de 4 000 milliards de dollars) la première année. Dans le contexte plus large de la poursuite des achats d’actifs de la BCE et de la BoJ, les actifs des banques centrales ne vont pas diminuer à l’échelle mondiale avant le troisième ou quatrième trimestre 2018.
Et plus important encore, la lourdeur du bilan de la Fed va perdurer. Selon certaines estimations, la croissance de l’économie au cours des huit dernières années pourrait justifier un bilan de 3 000 milliards de dollars (il était inférieur à 1 000 milliards de dollars avant la crise financière mondiale). Quant aux hausses de taux, les propres projections de la Fed indiquent que le taux réel (ajusté de l’inflation) des fonds fédéraux ne basculera en territoire positif qu’en début d’année prochaine, à supposer que l’inflation reste favorable. La seule autre grande banque centrale qui envisage un relèvement de ses taux est la BoE et, s’il doit se produire, beaucoup s’attendent à un événement isolé compte tenu des incertitudes liées au Brexit. Les banques centrales et les marchés semblent résignés à l’idée d’un rythme moins soutenu du processus de normalisation de la politique monétaire, et peu s’attendent à ce qu’il provoque un retournement de tendance.
Par ailleurs, ne perdons pas de vue un facteur essentiel : la croissance mondiale gagne peu à peu en vigueur. La hausse généralisée de l’activité économique est l’une des principales raisons ayant poussé les banques centrales à envisager initialement un arrêt des mesures de soutien. Ces banquiers ne font pas marche arrière sans bonne raison. La forte croissance, la baisse du chômage, l’amélioration de l’utilisation des ressources et l’espoir que ces conditions ne provoquent des pressions inflationnistes sont autant de raisons qui justifient que les hausses de taux et le resserrement quantitatif soient d’actualité. Ce scénario est considéré comme « le resserrement favorable ».
Dans des eaux inconnues
Toutefois, même si elles ne sont pas totalement sans précédent, les mesures d’assouplissement quantitatif de la Fed, de la BoE, de la BCE et de la BoJ ont assurément été exceptionnelles de par leur taille et leur ampleur. Étant donné le peu d’options à leur disposition, les banques centrales ont conduit l’économie mondiale dans des eaux inconnues dans le but :
- d’améliorer la liquidité, en inondant les banques d’argent frais provenant des achats d’actifs des banques centrales
- d’abaisser les taux d’intérêt, la conséquence naturelle des achats d’obligations (hausse des prix et baisse des rendements)
- de créer un « effet de richesse » en augmentant les prix des actifs (c’est-à-dire des actions et des obligations)
- d’inspirer confiance dans le système bancaire et l’économie en général, dans l’espoir de provoquer une hausse des dépenses des ménages et de l’investissement des entreprises
N’est-il pas évident que si les mesures d’assouplissement quantitatif étaient prévues pour atteindre ces objectifs, l’inversion du processus pourrait avoir certains effets contraires : baisse de la liquidité, hausse des taux d’intérêt, chute des prix des actifs et affaiblissement de la confiance ?
Certes, peu s’attendent à une chute des marchés. Pour autant, la réduction progressive de mesures de soutien exceptionnelles change la donne pour les investisseurs. Sur les marchés actions, à peu près tout a été imputé aux politiques accommodantes depuis la hausse des bénéfices jusqu’au faible niveau des ratios cours/bénéfices, en passant par l’explosion des rachats d’actions en circulation et le financement du private equity. Les pressions baissières sur les rendements ont permis aux marchés obligataires de rebondir bien au-delà de leur « date limite », tandis que les bulles spéculatives sur les segments de l’immobilier commercial et résidentiel ont éclaté un peu partout, de Toronto à Tianjin.
Le rôle des politiques monétaires des banques centrales dans la relance de l’économie mondiale après la crise financière fait globalement consensus. Mais toutes les bonnes choses ont une fin. Selon les pessimistes, la bulle est sur le point d’éclater car ce genre d’excès sur le plan financier se termine généralement vite et mal. Mais les optimistes, et les banques centrales elles-mêmes, semblent convaincus qu’ils peuvent libérer la pression suffisamment lentement pour minimiser les dégâts envers l’économie et les actifs risqués. À noter qu’aucun scénario ne prévoit un dégonflement de la bulle : il s’agit simplement de parier sur le timing et l’impact.
Les conséquences sur le portefeuille
La trajectoire de croissance actuelle de l’économie mondiale et la lenteur du processus de normalisation nous permet d’espérer un dénouement favorable (voir le scénario optimiste ci-dessus). Mais un dénouement lent pourrait exposer les actifs risqués à des vents contraires.
Nous pensons que les rendements obligataires vont rester stables en présentant un léger biais haussier, dans la mesure où les taux de croissance réel et nominal restent supérieurs aux taux d’intérêt réels et nominaux. Les contraintes sur la croissance potentielle (faible croissance du marché du travail et de la population, et faible productivité) ainsi que l’excédent d’épargne généralisé (la demande quasi-insatiable de titres obligataires de la part d’une population vieillissante) devraient limiter la hausse des rendements obligataires mondiaux vers la partie longue de la courbe des taux. Cela comprend notamment la réduction des pressions à l’achat dans un contexte où les banques centrales cessent de réinvestir les bénéfices de leurs programmes d’assouplissement quantitatif.
À court terme, nous pensons que la demande organique va compenser le vide créé par le resserrement quantitatif. Nous continuons de privilégier les segments des obligations d’entreprises et des obligations structurées, mais les niveaux actuels des spreads ne justifient pas une prise de risque excessive sur le marché du crédit.
Nous préférons les titres notés BBB et les prêts bancaires au segment du haut rendement, et les titres adossés à des actifs (« ABS ») et à des créances hypothécaires du secteur de l’immobilier commercial (« CMBS ») aux titres adossés à des créances hypothécaires (« MBS »). La faiblesse des rendements initiaux, les pressions haussières modestes sur les taux d’intérêt (tendance défavorable des prix) et le resserrement des spreads de crédit vont engendrer des performances décevantes au sein de la sphère obligataire, indépendamment de l’allocation sectorielle.
Les perspectives sont identiques pour les actions internationales. La croissance des bénéfices devrait rester positive, mais il est peu vraisemblable que les multiples de valorisation ne progressent par rapport à leurs niveaux actuels. Alors que les banques centrales commencent à réduire leurs programmes d’assouplissement quantitatif et intègrent les hausses de taux, les investisseurs en actions n’ont aucune raison d’anticiper une hausse significative des ratios cours/bénéfices. À l’image des obligations, les actions devraient générer des performances positives mais inférieures à la moyenne au cours des prochaines années.
Outre ces perspectives décevantes, les risques persistent même s’ils ont peu de chances de se matérialiser (probabilité inférieure à 50 %). D’abord, nul ne peut affirmer avec certitude qu’un resserrement quantitatif, même modeste, et des hausses de taux d’intérêt ne vont pas déclencher de crise – Historiquement, nous n’avons jamais eu à faire au dégonflement progressif d’un ballon si gros. Ensuite, ces perspectives supposent un faible niveau d’inflation (nos prévisions actuelles). Cette théorie pourrait être éprouvée aux États-Unis si le taux de chômage continue de chuter et/ou que Donald Trump parvient à faire passer son projet de loi sur les baisses d’impôts synonyme d’aggravation du déficit budgétaire. Si l’inflation part à la hausse, les banques centrales vont accélérer le processus de réduction de leurs achats d’actifs, ce qui va provoquer une hausse plus significative des rendements et une chute des ratios cours/bénéfices. Attention à la chute ! Et enfin, ces perspectives supposent que l’économie mondiale ne maintienne son rythme de croissance lent mais haussier. Si cette hypothèse ne se vérifie pas, alors tout est possible.
En synthèse : dans le meilleur des cas, la situation est favorable mais les performances décevantes. Dans le pire des cas, c’est l’éclatement des bulles financière. Les investisseurs devraient observer l’horizon à la recherche de signes les mettant en garde contre une accélération de l’inflation ou d’une croissance vacillante. Ces signes seraient annonciateurs d’une mer agitée.