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Thami Kabbaj : « La finance comportementale a démontré la présence de biais psychologiques chez les traders »

Selon Thami Kabbaj, certains traders sont dans un état de dissonance cognitive : ils occultent totalement les pertes et se centrent uniquement sur les informations qui les confortent...

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Thami Kabbaj, ancien trader pour compte propre, actuellement professeur agrégé d’économie et fondateur de TKLTrading.com centre de formation au trading, vient de publier la 2e édition du livre "Psychologie des grands traders" enrichie des enseignements de la crise financière. Il analyse pour nous le processus qui peut amener un trader expérimenté à camoufler ses pertes...

Que vous inspire la fraude du Trader Kweku Adoboli, juste trois après l’affaire Kerviel ?

Thami Kabbaj : J’ai tout d’abord été surpris même si cette affaire n’a pas été ressentie avec la même intensité que l’affaire Kerviel. Nous avons vécu tellement de moments tragiques depuis janvier 2008 que cette affaire passe presque inaperçue… Néanmoins, elle éclate clairement au plus mauvais moment avec les principales puissances de la planète qui cherchent à rassurer le grand public sur la solvabilité des banques et du système financier. Ce dernier scandale vient étayer les arguments des personnes les plus réfractaires aux marchés financiers.

Quel est le processus qui peut amener un trader expérimenté à camoufler ses pertes et à maquiller ses positions ? La peur de perdre ? La pression infernale de la salle des marchés ?

Chaque trajectoire est unique. Cependant, avec un peu de recul, nous ne pouvons que constater des similitudes marquantes entre les différents cas… Généralement, le qualificatif de trader fou (rogue trader) n’est évoqué que lors d’événements extrêmes comme l’affaire Nick Leeson à la Barings ou celle de Jérôme Kerviel pour la SG. Cette perte de rationalité est souvent considérée comme un cas pathologique extrême, même si d’autres intervenants vont évoquer une éthique défaillante du trader.

Pourtant, de nombreuses recherches en finance comportementale ont prouvé le rôle déterminant des émotions dans le domaine du trading. La finance comportementale a démontré la présence de biais psychologiques chez les traders, qui constituent une entorse à l’état de rationalité parfaite et pouvant être classés en deux grandes catégories :
- Les biais cognitifs mettent en évidence l’influence de nos connaissances et de nos croyances lors de la prise de décision. Ils correspondent à des principes erronés acquis par un individu durant son enfance ou sa formation et sur lesquels il va se baser pour prendre ses décisions.
- Les biais émotionnels mettent en évidence les effets négatifs des émotions sur notre performance.

Les chercheurs Kahneman et Tversky ont mis en évidence, dans leur théorie des perspectives aléatoires, la fâcheuse tendance des traders à prendre leurs profits rapidement et à éviter de couper leurs pertes. Ce résultat s’explique par le fait que la satisfaction retirée d’un gain supplémentaire est largement inférieure à la douleur ressentie par le trader pour une perte du même ordre [1]. Ainsi, le trader va souvent refuser de perdre car la matérialisation de la perte symbolise son échec, ce qu’il refuse car il est victime de son ego. Le trader est dans un état de dissonance cognitive : il occulte totalement la perte et se centre uniquement sur les informations qui le confortent. Par exemple, si le marché dessine un mouvement adverse par rapport au scénario du trader, ce dernier va minimiser cette information et considérer le comportement du marché comme temporaire. Il cherche à éviter toute douleur émotionnelle et rentre en mode espoir.

La compétition est souvent féroce au sein d’une salle de marché et la course aux bonus y est réelle. Aux yeux de tous, un bon trader sera avant tout celui dont le bonus est le plus élevé. Cet environnement peut donc inciter une minorité de traders à prendre des risques trop élevés et parfois même à détourner les règles, uniquement dans l’optique de briller face aux autres… Cette thèse est renforcée par le constat suivant : même dans le cas d’une fraude, le mobile est rarement l’enrichissement personnel. En effet, il est difficile voire impossible pour un trader de détourner les fonds de sa banque à son profit. Le principal mobile de Nick Leeson ou de Jérôme Kerviel n’a jamais été l’enrichissement personnel mais un « ardent désir de briller ». Nick Leeson était considéré par sa hiérarchie comme un trader vedette et était adulé par ses pairs. L’envie de préserver sa réputation l’a sans doute incité à utiliser sa connaissance des procédures de contrôle pour camoufler ses pertes et donner l’illusion d’une véritable expertise des marchés. La situation de Jérôme Kerviel ressemble étrangement à celle de son ancien confrère britannique. Issu d’un milieu modeste, il avait une forte envie de prouver qu’il était un trader d’exception. Kweku Adoboli quant à lui, n’était pas issu d’un milieu modeste. Pourtant, cette envie de briller l’a sans doute poussé à commettre l’irréparable.

L’univers de la finance (Banques, Sociétés de gestion, Ecoles & Masters en finance) négligent en général la psychologie. Pourtant depuis quelques années, vous préconisez une prise en compte accrue de cette matière dans la formation des professionnels du trading. Avez-vous été entendu ? Des banques ont-elles suivi votre conseil ?

Les formations les plus pointues en finance de marché mettent l’accent sur les mathématiques financières au détriment des autres sciences dites molles comme la psychologie. Cette formation renforce la sensation d’un trader omniscient et rationnel. Or une formation scientifique solide ne suffit pas pour opérer au meilleur niveau sur les marchés. Il existe en France une école mathématique solide qui a une influence déterminante sur le contenu de la formation universitaire mais également la formation continue. Certains universitaires, dont Helyette Geman, expliquent que la dimension psychologique n’est pas enseignée dans les formations au trading car c’est aux banques de former leurs salariés à cette discipline. Ce raisonnement est erroné car la formation universitaire initiale influence fortement les programmes de formation continue mis en place au sein même de ces institutions financières. De plus, cette formation continue est souvent assurée par des universitaires or le monde universitaire devrait jouer un rôle plus actif en mettant en avant les récentes avancées de la théorie financière.

Dès l’éclatement de l’affaire Kerviel, j’ai martelé sur de nombreux plateaux télé et dans de nombreux articles de presse, l’importance cruciale de la dimension psychologique en finance de marché.

J’ai d’ailleurs moi-même enseigné cette matière dans quelques universités, notamment Paris-Dauphine et Paris II Assas. J’ai également donné de nombreuses conférences sur ce sujet et quelques séminaires au sein de certaines institutions financières.

J’ai éprouvé une certaine satisfaction lors du projet de loi évoquant le lissage du bonus sur la durée. En effet, le trader ne devrait plus toucher l’intégralité de son bonus à la fin de l’année mais une partie sera versée de manière différée. Cette mesure permet en effet d’inciter les traders à se focaliser sur le processus, donc sur le long terme et d’éviter les pièges du court termisme. Pourtant, nous ne pouvons que constater que cette mesure est insuffisante et qu’il va falloir prendre sérieusement en compte cette dimension. Les intervenants ont malheureusement la mémoire courte mais c’est ce qui fait aussi la spécificité de ce métier.

Le trading est une activité tellement prenante que peu de personnes prennent le soin de prendre du recul pour se focaliser sur les facteurs qui permettent d’assurer le succès dans ce domaine mais également de gérer le risque de manière optimale.

Il y a quelques semaines UBS estimait être l’une des banques les plus sûres en matière de gestion des risques. Malgré les moyens investis on s’aperçoit que ce n’est manifestement pas le cas. Néanmoins, à la décharge des banques, la fraude n’est-elle pas inhérente à toute activité à risques ? Doit-on sanctionner des banques "abusées" par leurs traders ?

Les principaux établissements financiers ont mis en place des procédures de contrôle extrêmement strictes pour suivre l’exposition de leurs traders et éviter toute malversation. Apparemment, ces mesures n’ont pas été suffisamment efficaces.
Il est difficile d’accabler une banque qui vient de subir une forte perte du fait d’un trader malintentionné. Pourtant, toute banque est d’une certaine manière responsable. Encore une fois, n’importe qui peut commettre l’irréparable sur les marchés financiers. Au-delà de la dimension éthique, les marchés peuvent brouiller toute rationalité et inciter un individu à commettre des actes irréfléchis. Il y a bien évidemment la limite à ne pas franchir, à savoir le capital alloué pour exercer son activité. Pourtant lorsque le trader se met à perdre, il se met à prendre de plus en plus de risques et rentre dans une spirale infernale dont il est difficile de sortir. C’est la raison pour laquelle les banques et le monde universitaire doivent être plus proactifs et intégrer impérativement cette dimension psychologique dans les différents cursus universitaires mais également dans la formation continue. Ce n’est que par ce travail de pédagogie que l’on pourra, non pas éliminer toute fraude, mais diminuer leur occurrence.

Maxime Onan Octobre 2011

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Notes

[1] On estime que cette douleur est deux fois plus importante que la satisfaction retirée d’un gain du même ordre.

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