Imaginez 100 hommes et 100 femmes. Chaque participant a des préférences sur les participants de l’autre sexe, qui prennent la forme d’un classement [1]. Gale et Shapley [2] ont montré qu’il existait deux algorithmes permettant de former des couples stables [3].
Dans le premier, toutes les femmes s’alignent. Chaque homme va vers son premier choix, puis chaque femme sélectionne l’homme qu’elle préfère parmi ses prétendants. Les hommes rejetés vont alors vers leur deuxième choix. Chaque femme sélectionne à son tour l’homme qu’elle préfère parmi son préféré du premier tour (s’il existe) et ses prétendants du deuxième tour. Et ainsi de suite. Finalement, on obtient une allocation, dans laquelle chaque homme a trouvé une femme. Cet arrangement est stable. En effet, un homme sait qu’il ne pourrait pas avoir mieux, car toutes les femmes qu’il préfère à son épouse l’ont déjà rejeté. Cette analyse suggère qu’il est préférable de rencontrer des célibataires du sexe opposé avant de se marier, plutôt qu’après...
L’autre algorithme qui donne une allocation stable consiste à aligner les hommes, proposer aux femmes de les approcher, et laisser les hommes rejeter les moins désirables. Clairement, le premier algorithme correspond davantage à la réalité... Ce n’est pas sans conséquence. Car le premier algorithme est plus favorable aux hommes, et le second plus favorable aux femmes. En définitive, pour être sans regret dans le meilleur mariage stable possible, il est préférable de faire le premier pas dès que possible lorsqu’on est célibataire.
Chacun devrait pouvoir trouver chaussure à son pied. Néanmoins, notre société se dirige vers un équilibre à la Sex and the City, dans lequel les femmes très éduquées issues d’un milieu modeste et les hommes peu qualifiés se retrouvent durablement célibatairesPierre Chaigneau
Plus fondamentalement, pourquoi le mariage est-il dans l’intérêt des hommes et des femmes ?
Pourquoi cette même institution est-elle observée dans tant de cultures différentes ? Gilles Saint-Paul [4] fonde son analyse sur deux faits biologiques – et donc universels. D’un côté, un homme peut avoir beaucoup plus de descendants qu’une femme. De l’autre, sans accord contractuel (imaginons "l’état de nature"), seules les femmes sont assurées qu’un enfant est bien le leur.
Les femmes pourraient choisir de ne se reproduire qu’avec les hommes ayant les meilleurs gênes, mais ce groupe restreint n’aurait vraisemblablement pas les moyens d’entretenir toutes ces femmes et tous ces enfants. Une femme serait typiquement disposée à se reproduire avec un homme génétiquement moins désirable si elle est assurée qu’il restera à ses côtés et contribuera financièrement au ménage, et cela d’autant plus si cette femme a des moyens financiers limités. De même, la plupart des hommes "normaux" sont disponibles, et disposés à entretenir une progéniture s’ils sont assurés d’être parent.
La plupart des hommes et des femmes ont donc intérêt à conclure un contrat. Dans un arrangement de mariage, les hommes sont acheteurs – de fidélité – et les femmes sont vendeuses – elles renoncent à de meilleures opportunités de reproduction. Les hommes plus riches ont davantage de moyens pour "acheter" (ils apportent plus de valeur a un mariage), tandis que les femmes aux revenus les plus modestes ont d’autant plus d’intérêt à "vendre" (elles ont d’autant plus besoin de se marier pour satisfaire aux besoins d’une famille).
Dans ce marché marital, les femmes aux revenus les plus modestes profitent plus d’un mariage. Elles seront par conséquent prêtes a faire davantage de sacrifices et de compromis pour se marier. Autrement dit, leur offre sera relativement alléchante. Il est donc possible qu’elles évincent les femmes aux revenus plus élevés, et accaparent les hommes aux meilleurs revenus. Or les femmes disposant de revenus supérieurs n’ont aucun intérêt à se marier avec des hommes aux revenus faibles : ces derniers n’apporteraient en effet qu’une maigre contribution relative au foyer. Elles restent donc célibataires, tout comme les hommes aux revenus modestes, tandis que les femmes aux revenus modestes et les hommes aux revenus élevés se marient entre eux. C’est l’équilibre d’hypergamie à la Sex and the City, d’autant plus prononcé que les inégalités de revenus sont fortes.
Les hommes ont donc intérêt à opter pour une éducation qui leur donnera accès à des métiers lucratifs. Pour les femmes, ne pas acquérir de compétences valorisées sur le marché du travail leur permet au contraire de s’engager à trouver un compagnon. Cela contribue à expliquer pourquoi les parents qui désirent que leurs enfants se marient sont souvent plus soucieux de l’éducation supérieure de leurs fils que de celle de leurs filles.
Il est prouvé que l’institution du mariage améliore significativement la situation des conjoints et de leur progéniture. Dans cette perspective, les différentes attitudes des groupes sociaux vis-à-vis du mariage contribueraient à accentuer les inégalités.Pierre Chaigneau
Cela étant dit, un mariage est-il en réalité utile ?
Pour les enfants, les études montrent qu’il est essentiel [5]. Les enfants qui ne sont pas élevés par leurs deux parents biologiques ont deux fois plus de chances de ne pas compléter leur éducation secondaire, et cinq fois plus de chances d’être pauvre que les autres. Ces effets persistent une fois que l’on contrôle pour un ensemble de facteurs tels que l’origine ethnique, le QI, et le milieu social. De même, la situation des enfants des couples qui cohabitent sans être mariés est en moyenne pire que celle des enfants des couples mariés.
Les raisons contribuant à l’intérêt économique des mariages sont nombreuses : économies d’échelle dans un couple, division sexuelle du travail, effet de sélection (ceux qui se marient tendent à travailler dur, à se projeter dans le futur, etc.), responsabilisation des hommes, constitution d’un patrimoine, et division des risques avec deux sources de revenus [6]. Toujours aux Etats-Unis, ceux et celles qui se marient deviennent en moyenne quatre fois plus riches que ceux et celles qui restent célibataires.
Ces bénéfices sont-ils toutefois procurés par le mariage lui-même, ou reflètent-ils simplement le fait que les individus avec de meilleures perspectives se marient davantage ? Robert Lerman [7] a répondu à cette question en contrôlant pour une batterie de caractéristiques des individus, afin que la seule variable essentielle les distinguant soit leur statut marital. Il s’est intéressé aux femmes ayant donné naissance sans être mariées. Il s’avère que celles qui se sont par la suite mariées ont suivi des trajectoires bien meilleures que les autres, qui avaient tendance à élever leurs enfants dans la pauvreté (relative).
Selon l’ouvrage Marriage and caste in America, les différentes attitudes vis-à-vis du mariage seraient la source principale d’inégalités économiques. Un ensemble de statistiques montrent que les femmes américaines bien éduquées et d’une classe sociale supérieure se marient plus, divorcent moins, ont leurs enfants plus tard, et sont moins fréquemment mères-célibataires [8]. Il semblerait donc qu’au-delà du revenu, les facteurs culturels et sociaux sont prépondérants. Les enfants de classes moyennes qui sont élevés par leurs parents ont toutes les chances de leur côté pour réussir. A l’autre extrême, Robert Lerman conclut que l’éclatement de la famille noire aux Etats-Unis explique 17 points de pourcentage du taux de pauvreté des noirs outre-Atlantique (soit plus d’un tiers du taux de pauvreté).
CONCLUSION
En conclusion, comment procéder pour bien se marier ? Pour les hommes, une bonne éducation est essentielle. De leur côté, les femmes éduquées qui se marient réussissent mieux, mais le fait d’avoir de hauts revenus peut les dissuader de renoncer à leur indépendance. Pour tous, rencontrer de nombreux célibataires et oser formuler des propositions aux partenaires les plus désirables évite les regrets.
Dans cette perspective, comment apprendre à connaître un partenaire potentiel ? La solution choisie par de nombreux couples consiste à emménager ensemble dans le célibat. Paradoxalement, les couples qui suivent cette voie ont plus de chances de divorcer [9]. Pourquoi ? Tout simplement parce que l’un des deux partenaires peut ainsi être amené inexorablement vers un mariage qu’il n’aurait pas souhaité dans d’autres circonstances. Au contraire, un homme et une femme assurés de leur compatibilité et de leur amour ne ressentent pas nécessairement le besoin de vivre ensemble pour se passer la bague au doigt.