La crise de la zone Euro est désormais moins médiatisée. Tant mieux diront certains car cela empêchera les phénomènes de prophéties auto-réalisatrices d’amplifier la crise. Attention diront d’autres car perdre de vue que les problèmes structurels ne sont toujours pas réglés est particulièrement dangereux : en effet beaucoup d’acteurs économiques finissent par se dire qu’il est inutilement couteux de couvrir certains de leurs risques économiques et financiers.
En réalité, ou en est véritablement la zone Euro ? Le risque d’implosion de la zone Euro est-il derrière nous ? L’euro de Madrid, Athènes ou Rome est-il encore le même que celui de Berlin, Vienne ou Helsinki ?Mory Doré
Le système inter-banques centrales de la Zone euro reste paralysé. La zone Euro ne fonctionne toujours pas correctement car les capitaux allemands ne sortent plus vraiment d’Allemagne pour aller financer les déficits des pays du sud de la zone comme durant la période 1999-2009.
En tout cas si la Zone euro existe encore aujourd’hui, c’est grâce à des dispositifs non conventionnels mis en place depuis plus de 3 ans et qui ont conféré un rôle inédit à la Banque centrale européenne.
Il y eut la monétisation de la dette d’États dont le déficit budgétaire n’était plus finançable sur les marchés
Grèce d’abord ; Irlande et Portugal marginalement ; et surtout durant le terrible été 2011 l’Italie et l’Espagne. C’est ce que l’on a appelé les SMP pour Securities Market Programm. La BCE a même eu l’idée « géniale » (ceci restera son plus grand fait d’armes vis-à-vis des marchés) de mettre en place lors de son conseil du 6 septembre 2012 les OMT (pour Outright Monetary Transactions). Avec, sur le papier, une plus grande efficacité que les SMP du passé puisqu’il n’a pas été fixé de limite à l’achat d’obligations d’État (juste une limite de maturité résiduelle maximale de 3 ans pour les titres achetés et la nécessité de mise en place de programmes d’ajustement « rigoureux » par les pays bénéficiaires de ces opérations). Les marchés furent tellement impressionnés par cet engagement inconditionnel de la BCE que la prime de risque sur les emprunts d’État des pays périphériques de la zone Euro baissa significativement et permit à la BCE de ne jamais activer jusqu’à ce jour ces OMT. Les marchés firent le travail à sa place mais pourraient à tout moment arrêter de le faire s’ils se reconcentrent sur les perspectives d’insolvabilité budgétaire de certains États.
Il y eut aussi la mise en place par la BCE des VLTRO (very long Term Refinancing Operations)
Un VLTRO 3 ans le 21/12/2011 qui avait permis de servir un montant de 489 milliards aux banques au taux directeur de 1% à l’époque et un VLTRO le 29/02/2012 qui avait alloué un montant record, toujours à trois ans et toujours à 1%, de 529,5 milliards d’euros à 800 banques européennes.
Ces quelque 1000 Mds€ auront permis de financer indirectement les déficits externes des pays du Sud (donc la partie de l’endettement provenant des déficits commerciaux). Ces VLTRO ont en effet consisté en prêts de la BCE aux banques de la zone euro (dont beaucoup d’établissements italiens et espagnols qui ont utilisé une partie du cash pour acheter de la dette souveraine nationale). Ainsi l’excédent d’épargne des Allemands qui refusait de s’investir directement en Europe du Sud a gonflé les dépôts des banques à la BCE et donc le solde créditeur de la Bundesbank à la BCE ; cette dernière a ainsi financé les pays déficitaires par ces LTRO.
On reparle d’ailleurs d’un nouveau VLTRO du type de ceux de 2011-2012. Mais en fait celui-ci serait surtout destiné à traiter le cas des banques des états périphériques. On est donc loin de la fin de la fragmentation de la zone Euro et ce type d’opération consacrerait de fait la mise en place d’une zone euro à deux vitesses. Il faut noter que les banques espagnoles et italiennes ont encore 300 Md€ à rembourser sur les 365 Md€ empruntés lors des 2 VLTRO. On se gausse dans les milieux officiels sur une certaine santé retrouvée des banques espagnoles et italiennes. Il n’en est rien du point de vue de la liquidité : le gap de financement statique (donc sans activité nouvelle) qui peut être simplement défini comme la différence entre les emplois et les ressources pour les 5 principales banques espagnoles était encore de près de 300 Md€ au 31/12/2012 contre 275 Md€ fin 2010. Donc sans de nouvelles actions non conventionnelles de la BCE, il n’y aurait point de salut pour certains établissements fragiles de la zone Euro.
En tout cas, ce que nous apprennent ces opérations, c’est qu’il y a bien eu au final transfert d’épargne : la BCE a prêté aux banques espagnoles et italiennes qui ont partiellement utilisé cette liquidité pour acheter des titres d’État de leurs pays ; ceci a financé les dépenses publiques et les importations en provenance d’Allemagne et des pays excédentaires du nord de la zone ; ce qui à son tour est venu accroître les dépôts allemands dans leurs banques et donc les dépôts des banques allemandes auprès de la Banque centrale européenne. Voilà qui nous conduit à parler des soldes « Target 2 » qui correspondent aux positions intra-zone euro des banques centrales nationales vis-à-vis de l’eurosystème. Target signifie Trans-European Automated Real-time Gross Settlement Express Transfer System.
Voici un exemple concret. Une entreprise allemande de matériel de transport a son compte à la Deutsche Bank. Cette entreprise vend à crédit des machines pour 800 M€ à une entreprise espagnole qui a son compte chez BBVA. Ainsi la Deutsche Bank est créancière de la banque centrale allemande, elle-même créancière de la BCE, qui possède à son tour une créance sur la banque centrale espagnole, qui possède une créance sur BBVA.
L’Union monétaire, en favorisant les échanges intra-zone, a déséquilibré les balances commerciales des pays membres, excédentaires (notamment l’Allemagne) ou déficitaires (Grèce, Espagne, Portugal). Des déséquilibres courants durables ont émergé conduisant à la constitution de dettes extérieures importantes.Mory Doré
Cette désintégration financière est à l’origine des évolutions divergentes des soldes Target 2. Mais elle crée aussi une situation bien singulière : les pays qui ont des positions Target 2 nettement positives (Allemagne et Pays-Bas notamment) sont en risque majeur puisque les créances Target 2 sont mutualisées dans l’Eurosystème ; ainsi les pays créditeurs de la zone euro devraient, le cas échéant, supporter le défaut d’une des banques centrales nationales possédant une dette Target 2, en fonction de leur part dans le capital de la Banque centrale européenne.
Dès lors, la situation peut vite devenir insoutenable si les soldes créditeurs des banques centrales nationales des pays excédentaires ne font que s’accroître. Aujourd’hui certains économistes minimisent ce type de divergence et considèrent que le pire est derrière nous en mettant en avant l’idée que l’austérité budgétaire mise en place par certains pays commence à payer et se traduit par une amélioration de leur position extérieure (donc par un déséquilibre Target 2 moins prononcé – la belle affaire et le chômeur espagnol ou le retraité portugais apprécieront !!). Certes le commerce extérieur d’un pays comme l’Espagne s’est nettement redressé mais plus en raison d’un violent recul de la demande intérieure qu’en raison d’une nette progression des exportations (même si la compétitivité-coût s’améliore sensiblement). Ainsi le problème du modèle de spécialisation sectorielle de l’économie espagnole reste entier ainsi que celui de son hétérogénéité vis-vis des économies du nord de la zone.
Quoi qu’il en soit, il ne faut pas se laisser impressionner par des améliorations conjoncturelles ici ou là car nous sommes dans un système pervers pour au moins deux raisons :
- les capitaux sortant des pays en crise, les agents économiques privés se financent directement auprès de leurs banques centrales nationales qui « s’endettent » ainsi sur Target
- Ainsi entre début 2010 et début 2013, le solde créditeur auprès de la BCE de la Bundesbank est passé de près de 200 Mds€ à un peu plus de 600 Mds€, ce qui revient à dire que 400 Mds€ de dépôts des banques commerciales allemandes (donc de l’épargne des Allemands) ont quitté le bilan des banques espagnoles, italiennes et grecques.
Nous sommes, en fait, dans un équilibre particulièrement instable. Les systèmes bancaires « débiteurs » sont en crise de liquidité alors que les systèmes bancaires « créditeurs » peuvent perdre beaucoup si la zone Euro explosait brutalement. Pour le système bancaire allemand, il y aurait des pertes à due concurrence de la participation du pays dans le capital de la BCE (27%) car le système est centralisé. Soit aujourd’hui un montant colossal de 162 Mds€ (27% de 600 Mds€).
Dans ces conditions, la zone euro telle que nous la connaissons n’est pas viable. Cela ne veut pas dire qu’il est souhaitable de revenir à la situation d’avant 1999 et de vivre une disparition brutale de l’euro.
Laissons parler Markus Kerber professeur de droit à la Technische Universität de Berlin et fondateur d’Europolis, un centre de réflexion germanophone sur les problèmes européens. Celui-ci a porté plusieurs recours devant la Cour constitutionnelle allemande contre les mesures de sauvetage de l’euro.
« Il faudrait reconnaître que l’euro n’est techniquement plus viable car les économies de la zone euro sont trop hétérogènes. La meilleure des solutions est ensuite d’opter pour une voie évolutive. L’euro n’est pas seulement la monnaie européenne mais une monnaie unique. On l’a imposée d’un jour à l’autre à des taux de parité éternels. On devrait réorganiser la zone euro en deux zones. La première garderait l’euro comme moyen de paiement unique en l’adaptant à la compétitivité et à la politique monétaire nécessaire dans ces pays, c’est-à-dire en le dévaluant. D’un autre côté, les pays en excédent commercial important - c’est-à-dire l’Allemagne, le Luxembourg, l’Autriche, les Pays Bas et la Finlande - pourraient avoir une deuxième monnaie comme moyen de paiement légal…C’est la seule solution viable adaptée aux deux camps qui existaient en Europe sans "break up" total de la zone euro »
Nous partageons pleinement ce point de vue. Ce qui rend, en effet, la situation actuelle particulièrement complexe, c’est qu’un retour au franc, à la lire, à la peseta serait économiquement et socialement désastreux ; mais dans le même temps, l’existence de la zone Euro sous sa forme actuelle nous conduit à une impasse économique et sociale.
En France, par exemple, lorsque 70% du stock de votre dette de 1900 Mds€ est détenu par des investisseurs non-résidents comme cela est le cas pour la dette publique française, il serait tout simplement suicidaire de rejoindre l’absurde camp des extrêmes (quels qu’ils soient) qui réclame tantôt un moratoire concernant la dette publique nationale, tantôt une sortie de l’Euro et une monétisation totale de la dette par une Banque de France redevenue soi-disant souveraine.
Autant dire qu’avec de telles propositions, nous aurions tôt fait de vivre une période de vraie forte inflation en France, une fermeture de l’accès de la France aux marchés de capitaux sans parler d’une crise profonde de solvabilité des banques françaises (avec la dévalorisation considérable de leurs actifs investis en titres d’état français). Mais comme le disait fort justement Albert Einstein, l’« on ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré ».