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Bâle III : Les conséquences inattendues d’un chantier pharaonique

La mise en place de Bâle III, comme celle du barrage d’Assouan en son temps, entraîne des modifications significatives et parfois non anticipées du paysage financier.

Depuis des millénaires, le Nil a été source de prospérité pour les terres qu’il traversait. Ses fluctuations périodiques irriguaient les terres avoisinantes, apportant les ressources nécessaires à leur développement. Une fois tous les dix ans cependant, ses fluctuations extrêmes entraînaient famine et dévastation. Trop importantes, elles dévastaient des récoltes entières. Trop faibles, la sécheresse sévissait.

Réguler ces fluctuations a toujours été une nécessité dont l’aboutissement, dans les années 1970, fut l’édification du grand barrage d’Assouan. Celui-ci devait permettre d’éviter les grandes crues tout en améliorant l’irrigation de la vallée. Malgré des bénéfices incontestables ce sont pourtant les équilibres de toute une région qui ont été modifiés, parfois de façon inattendue. On estime par exemple que la masse d’eau évaporée du lac Nasser (lac de retenue créé pour l’édification du barrage) correspond à 14 % du débit du Nil. De façon plus visible encore, de nombreux temples de l’ancienne Nubie, dont ceux d’Abou Simbel et de Philaé, ont dû être déplacés pierre par pierre pour échapper à l’immersion.

Comme le Nil, les marchés financiers sont nécessaires à l’irrigation de l’économie, mais comme lui, leurs crises sont destructrices. Elles obéissent d’ailleurs aux mêmes lois statistiques dont le paramètre principal, l’exposant de Hurst [1], porte le nom d’un hydrologue spécialiste des crues du Nil. Et le dilemme de leur régulation se formule de façon similaire : comment assurer la stabilité financière tout en continuant à financer l’économie ?

À l’heure où de nouvelles réglementations sont en train de redéfinir les systèmes bancaires et financiers, il convient d’être attentif aux effets secondaires non anticipés de ces nouveaux chantiers pharaoniques. Dès aujourd’hui, nous en voyons deux, majeurs, qui impactent profondément la structure des marchés de financement et dont chaque investisseur doit être conscient.

LES DETTES PUBLIQUES SONT DÉSORMAIS DÉTENUES PAR LES BANQUES À PARITÉ AVEC LES ASSUREURS

Historiquement, la régulation bancaire s’est concentrée sur les ratios dits de « solvabilité » qui se sont traduit in-fine, par des exigences accrues de fonds propres. Étrangement le risque de liquidité, au coeur de l’activité bancaire, n’avait jamais été directement abordé par les régulateurs.

C’est maintenant chose faite. Pour la première fois, le comité de Bâle introduit la notion de réserves de liquidité. Afin de rendre les banques moins vulnérables à une crise de liquidité, comme celle de 2011 par exemple, celles-ci doivent constituer des réserves de titres qui puissent être vendus facilement en cas de crise.

Elles doivent donc détenir en permanence un stock d’actifs liquides et de qualité (HQLA [2]) au premier rang desquels les emprunts d’État. Selon les chiffres de la BCE, les banques européennes ont augmenté leur détention de titres souverains de 550 milliards depuis 2008 à 1 700 milliards d’euros fin 2013.

À titre de comparaison, selon les chiffres de l’EIOPA les assureurs européens détiennent pour leur part 1 600 milliards d’euros d’obligations d’état à l’heure actuelle. Cela illustre l’impact massif de Bâle III sur les taux longs et le nouveau lien créé entre les risques souverains et ceux du système bancaire.

LES ASSUREURS EUROPÉENS INTERVIENDRONT DÉSORMAIS DANS LE FINANCEMENT DU CRÉDIT AUX ENTREPRISES

En renforçant les exigences de liquidité des banques, les autorités et les superviseurs réduisent aussi le poids de l’intermédiation bancaire dans le financement de l’économie, en particulier en Europe. Si aux États-Unis le financement de l’économie est désintermédié à hauteur de 80 %, c’est tout l’inverse en Europe où 4400 milliards d’euros de prêts bancaires aux entreprises représentent 80% de leurs sources de financement. Une hausse de 10 % de la désintermédiation représenterait ainsi un marché d’environ 450 milliards d’euros.

Poussé par deux puissants moteurs, ce processus de désintermédiation est en cours. L’évolution des réglementations, d’une part, qui en augmentant les exigences en termes de capital réduisent de facto la capacité bilantielle des banques. Le faible rendement des emprunts d’État, d’autre part, pousse les investisseurs à s’intéresser à des actifs plus rémunérateurs et donc plus risqués. En France, la publication en août 2013 d’un décret réformant le code des assurances autorise les assureurs – sous certaines conditions – à prêter directement aux entreprises jusqu’à 5 % de leur bilan. Et les conditions sont intéressantes. Les loans affichent un rendement supérieur à celui des emprunts souverains et sont plus sûrs que les obligations à haut rendement [3] : prêts seniors, taux de recouvrement élevé, moins de défaut, des covenants, protections contre une potentielle remontée des taux d’intérêt par leur structure de rendements variables (Euribor + 450 points de base dans le meilleur des cas).

De plus, cette désintermédiation leur offre la possibilité d’investir dans des secteurs non financiers comme les infrastructures, l’énergie, l’immobilier… On assiste donc à un transfert d’actifs, voire de compétences des banques vers les assureurs. Après le temps de la bancassurance, voici venu celui de l’assurance-banque.

LES SOCIÉTÉS DE GESTION SPÉCIALISÉES : ACTEURS CLÉS DE LA TRANSFORMATION

Les banques devant détenir d’importantes quantités de dettes d’État dans leur bilan sont confrontées à des enjeux inédits. Elles doivent faire en sorte que ces portefeuilles de dettes souveraines ne grèvent pas trop leur rentabilité, sans pour autant accepter une surconcentration du risque sur les pays les plus vulnérables, ces actifs devant être mobilisables en temps de crise.

Ni Bâle III - qui se refuse à différencier les pays selon leur solidité financière - ni les agences de notation - dont l’histoire a montré qu’elles étaient moins réactives que les marchés en cas de crise - ne leur seront d’une grande aide dans ce contexte.

Quant aux investisseurs de long terme, et en particulier les compagnies d’assurance, si les grands acteurs ont la capacité de se doter en interne d’équipes pour gérer et investir dans des loans en direct ou via des fonds, ce n’est pas le cas pour tous.

Investir dans les loans nécessite d’importants moyens humains et financiers ainsi qu’une expertise en analyse de crédit

Or se lancer dans le crédit sans expérience peut s’avérer risqué. Car, là encore, on ne s’improvise pas gérant de loans. Se familiariser avec cette classe d’actifs et en maîtriser les risques prend du temps.

Par conséquent, les nouveaux acteurs désirant se porter sur les dettes privées ont eux aussi intérêt à faire appel à des sociétés de gestion spécialisées dans la gestion de portefeuilles de loans.

Comme lors de la construction du barrage d’Assouan, la mise en place de régulations efficaces est un chantier qui s’échelonne sur plus d’une décennie (2008-2019). Il demande des moyens considérables et entraînera des changements non identifiés à ce stade. De tels changements requièrent des acteurs spécialisés à même de satisfaire de nouveaux besoins dans un monde en constante mutation. Peu impactés par ces changements de réglementations, les gérants d’actifs ont un rôle important à jouer dans cette évolution.

Nicolas Gaussel Mars 2014

Notes

[1] Voir par exemple Benoît Mandelbrot, Fractales, Hasard et Finance, Champs sciences, 2009

[2] High Quality Liquid Assets. Voir Basel III : The Liquidity Coverage Ratio and liquidity risk monitoring tools (http://www.bis.org/publ/bcbs238.pdf)

[3] In the mood for loans, Societe Generale Cross Asset Research : https://publication.sgresearch.com/...

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