L’étude du monde sensible est source de questionnements sans fin, qui mettent bien souvent à mal notre esprit rationnel et causal. L’étude des phénomènes apparemment les plus étranges nous pousse à construire des théories dont les principes peuvent par la suite être réutilisés dans d’autres domaines. C’est le cas des processus multifractals qui trouvent essentiellement leurs origines dans l’étude de Kolmogorov des fluides en régime de turbulence pleinement développée. Ces régimes sont tels qu’un obstacle extérieur au fluide injecte suffisamment d’énergie pour que son écoulement suive une évolution chaotique. Le comportement du fluide est alors si complexe qu’il en devient imprédictible. Le fluide est le siège de tourbillons de toutes tailles. Leur étude a montré que les grands tourbillons se transforment en tourbillons plus petits et ce jusqu’à des échelles où la viscosité devient efficace et dissipe leurs énergies en chaleur. A diverses échelles d’observation, les tourbillons suivent des comportements similaires. Le comportement du fluide peut être décrit par des « cascades multiplicatives » ou par des « processus multifractals ».
L’utilisation des « processus multifractals » pour le calcul des risques en finance nous permet d’exploiter le concept « d’invariance d’échelle » et ses implications développées en mécanique des fluides. Un cours boursier suit un processus fractal, si en agrandissant l’image représentant ce cours avec des coefficients de dilatation donnés, on retrouve un cours ayant une apparence similaire d’un point de vue statistique. Il sera dit multifractal si les coefficients des dilatations doivent être progressivement adaptés lors des zooms successifs.
Avant de mettre en lumière les apports de ces approches nouvelles appliquées à la finance moderne, et dans un souci pédagogique, un rapide détour par les méthodes usuelles d’appréciation des risques semble utile.
La VaR multifractale apparaît comme une alternative intéressante aux modèles consensuelsVincent Boisbourdain
Les « sensibilités », les « Stress tests » et la « VaR ». Les sensibilités donnent une vision relativement détaillée, et les Stress Tests permettent d’évaluer l’impact qu’aurait aujourd’hui des crises passées ou hypothétiques. La VaR représente une estimation raisonnable de la perte maximale que peut subir un organisme financier dans un intervalle de temps et un horizon donnés. Elle a le mérite d’apporter une mesure synthétique, qui servira notamment aux exigences en Fonds Propres Réglementaires au titre des risques de marché. Les méthodes les plus courantes pour évaluer la VaR sont les méthodes historique, paramétrique et Monte-Carlo. La VaR historique suppose que l’évolution des marchés financiers qui se produira demain sera identique à celle du passé. La VaR paramétrique est construite en postulant que chacune des grandeurs représentant le marché suit une loi paramétrique simple. Enfin la VaR Monte-Carlo est obtenue en simulant aléatoirement un ensemble de scénarios futurs, l’estimation des pertes correspondant au quantile recherché.
L’évaluation des distributions de probabilité est cruciale pour le calcul d’une VaR. La thèse de Kozhemyak [1] montre comment utiliser les processus multifractals pour calculer la VaR à l’aide d’une méthode « semi-paramétrique ».
L’évolution des marchés financiers reprend essentiellement deux caractéristiques des fluides turbulents. D’une part, les phénomènes financiers sont plus brutaux qu’ils n’y paraissent à première vue, et d’autre part les lois probabilistes qui les régissent ne sont pas stables dans le temps. Ces faits sont bien connus et les mathématiciens de la finance tentent de les reproduire à l’aide de « modèle à sauts », ou de « processus à volatilité stochastique ». Une approche plus simple et plus générique peut être tentée avec les modèles multifractals. Ces derniers ont une histoire très récente et commencent déjà à atteindre une certaine maturité. Ils étaient au départ fondés sur une représentation particulière du temps, alors qu’aujourd’hui des modèles fondés sur la volatilité des cours sont apparus, les rendant plus attrayants pour les financiers. On peut en particulier citer le modèle MRW, pour « Multifractal Random Walks », introduit par Bacry, Delour et Muzy en 2001 [2]. Les caractéristiques statistiques des cours, comme la « décorrélation des rendements », « l’auto-corrélation à long terme de la volatilité » sont décrites par ce modèle. On retrouve aussi le fait que les phénomènes plus brutaux sont proportionnellement plus importants lorsque l’on observe le marché à des échelles de temps plus fines, caractéristique plus connue sous le nom de kurtosis. Ce modèle a été perfectionné par Bouchaud et Pochard [3], pour rendre compte des probabilités différentes d’occurrence d’une baisse et d’une hausse d’un cours, permettant ainsi d’obtenir des distributions asymétriques. L’ensemble des caractéristiques statistiques prises en compte par les modèles mutifractals permet alors d’estimer au mieux les densités de probabilité et par suite la VaR.
En cette période de crise, les méthodes actuelles de VaR ont montré leur limite. Hormis la méthode historique, elles s’appuient souvent sur des hypothèses de distribution gaussiennes. Une estimation des risques par ces méthodes, qui supposent que le marché financier évolue comme un fluide lors d’un écoulement laminaire, n’est pas en adéquation avec la réalité, où les distributions sont à la fois asymétriques et leptokurtiques. Pour reprendre l’image des fluides, le marché suit un régime turbulent. Des phases de calme relatif peuvent être suivies de tourbillon. Il faut pouvoir estimer les distributions avec un modèle s’adaptant naturellement aux turbulences. Pour augmenter encore davantage la réactivité des modèles, il est possible de faire des mesures à haute fréquence et d’extrapoler les résultats obtenus pour des fréquences plus basses en utilisant les modèles multifractals, qui permettent par construction de faire le lien entre différentes échelles temporelles.
Ainsi, la VaR multifractale apparaît comme une alternative intéressante aux modèles consensuels, permettant une meilleure anticipation des événements les plus dangereux, grâce à la prise en compte de distributions asymétriques et leptokurtiques, à un caractère auto-adaptatif et à une très grande réactivité.