James Tobin, prix Nobel d’économie en 1981 pour ses travaux sur les marchés financiers, a avancé l’idée d’une taxe sur les transactions de change (échange de devises sur les marchés des changes) en 1972, idée qu’il a par la suite développée en 1978. A cette époque, et dans l’esprit de son inventeur, l’instauration d’une telle taxe était destinée à conférer davantage d’autonomie aux politiques monétaires nationales. En effet, une politique monétaire expansionniste destinée à relancer l’activité – qui peut par exemple utiliser l’instrument de la baisse des taux directeurs de la banque centrale – se traduit normalement par un retrait des capitaux qui entraîne une dépréciation de la monnaie nationale. La taxe devant en principe dissuader ces sorties de capitaux, elle redonne des marges de manœuvre à la politique monétaire. Mais cet objectif initial n’est aujourd’hui plus l’argument des partisans de la taxe Tobin. Oubliée quelque temps, elle est maintenant remise à l’honneur dans un contexte d’instabilité des marchés financiers et des changes, et présentée comme un moyen de limiter leur « exubérance irrationnelle » et leur volatilité excessive.
Pour ses défenseurs, elle constitue avant tout une réforme destinée à réguler, à « mettre des grains de sable » dans un système financier international hors de tout contrôle. Il est vrai que celui-ci n’est pas exempt de défauts. Les processus de libéralisation et de désintermédiation, le décloisonnement, l’abondance de l’épargne, les progrès des technologies de télécommunication, enfin des mesures favorisant l’actionnariat individuel ou collectif ont contribué à augmenter le volume de transactions. Parallèlement, la volatilité demeure, beaucoup de placements sont à court-terme, la spéculation a pris des proportions inquiétantes, et la sphère financière tend à s’autonomiser. Certains flux de capitaux déstabilisateurs déclenchent des crises aux conséquences négatives dans l’économie « réelle ». Récemment, on se rappelle des crises en Amérique Latine, en Asie et en Russie, de LTCM et du e-krach… Pour ses défenseurs, la taxe, en augmentant les coûts de transaction, découragerait les flux de capitaux volatils de court-terme et contribuerait ainsi à réduire l’instabilité du système monétaire et financier. La réduction des marges de manœuvre des spéculateurs devrait stabiliser la finance internationale.
Pour ses défenseurs, la taxe, en augmentant les coûts de transaction, découragerait les flux de capitaux volatils de court-terme et contribuerait ainsi à réduire l’instabilité du système monétaire et financier.Pierre Chaigneau
La taxe serait en outre le premier impôt international, lequel devrait permettre de financer dans de meilleures conditions les organismes internationaux tels le FMI. Les ressources pourraient être affectées à la création d’un fonds de stabilisation chargé de jouer le rôle de prêteur en dernier ressort international et d’aider les banques centrales face à une crise financière ou de change. Une économie qui se mondialise nécessite que le cadre national soit dépassé, notamment dans les domaines de la réglementation, de la régulation (ne serait-ce que pour éviter le risque systémique), ou encore de la collecte d’impôts (pour que les effets pervers du dumping fiscal ne se manifestent pas, et que les biens publics globaux puissent être financés). L’instauration d’une taxe au niveau mondial va dans cette direction.
Malgré ces avantages non négligeables, la taxe Tobin comporte des inconvénients indéniables.
Tout d’abord, une mise en œuvre au niveau international qui s’annonce compliquée : il est difficile pour les différents pays d’aboutir à un consensus sur les modalités précises de son application. Plus problématique encore, tous les Etats ne voudront pas que s’applique une telle taxation. Or il est impossible de la limiter aux quelques pays qui seraient d’accord pour l’appliquer. Ce serait marginaliser leur place financière et favoriser le développement des centres financiers offshore. Les capitaux quitteraient en effet les marchés réglementés et contrôlés pour profiter des opportunités dont ils bénéficient dans les paradis fiscaux et réglementaires. Le manque de transparence et de règles prudentielles, et la surveillance lacunaire des systèmes bancaires et financiers sont caractéristiques des centres offshore, lesquels représentent de ce fait un facteur de fragilité et d’instabilité du système financier international. Il relève d’ailleurs du devoir d’ingérence de les éliminer le plus rapidement possible.
De plus, les petits pays non-membres d’une zone monétaire avec monnaie unique qui instaureraient la taxe Tobin seraient marginalisés sur les marchés internationaux des capitaux. Car y prendre une position serait plus coûteux. Par conséquent, les investisseurs préfèreraient concentrer leurs opérations sur de grands ensembles monétaires, tels la zone euro ou la zone dollar. Les autres pays souffriraient d’une faible liquidité de leurs marchés financiers, de mésalignements chroniques des prix relatifs des différents titres, de nombreuses distorsions, et finalement d’un système financier peu efficace et peu attractif.
Ensuite, les opérateurs avertis parviendraient facilement à contourner une telle taxe, en multipliant le nombre d’opérations réalisées, sur les marchés dérivés notamment, et en développant l’innovation financière. La taxe Tobin contribuerait dans ces conditions à rendre le système financier plus complexe et par conséquent plus fragile. Enfin, pour compenser l’élévation des coûts de transaction, les opérateurs seraient incités soit à élever le niveau général de risque de leur portefeuille, de manière à ce que l’ampleur des plus-values espérées soit supérieure au niveau des coûts de transaction, soit à ne pas effectuer les transactions nécessaires à la stabilité des marchés. Nous avons donc identifié quatre effets pervers, opposés aux objectifs de la taxe Tobin : son instauration serait susceptible de fragiliser et de déstabiliser le système financier. Ses effets négatifs ne s’arrêtent pas là.
La taxe Tobin diminuerait la liquidité des marchés financiers, tout comme leur efficience informationnelle. Elle réintroduirait les anomalies financières éliminées par la baisse des coûts de transaction, et rendrait plus coûteuses les opérations de couverture stabilisatrices.Pierre Chaigneau
Elle réduit d’abord la liquidité des marchés boursiers et des marchés des changes, qui deviennent de ce fait moins efficients. Ensuite, si elle est utile pour décourager la spéculation déstabilisante à court-terme, elle pénalise également certaines transactions de court-terme qui seraient souhaitables, en entravant les opérations d’arbitrage ou de couverture par exemple – car une taxe sur les transactions frappe plus lourdement les prises de position à court-terme. Mais il ne faut pas confondre deux opérations de court-terme telles que la spéculation à l’aveuglette et l’arbitrage stabilisateur. Ce dernier est indispensable pour que les cours des différents titres s’ajustent : afin qu’ils coïncident avec les valeurs fondamentales dans le cas des actions, et afin que leur rendement corrigé des primes de risque s’égalise avec le rendement « global » dans le cas des obligations par exemple. Les flux de capitaux de court-terme sont donc en grande partie souhaitables, et même indispensables au bon fonctionnement du système financier international. Les opérations de couverture, qui s’effectuent également souvent à court-terme, sont indispensables pour permettre aux entreprises qui le veulent de transférer le risque à un autre agent. Elles favorisent le développement du commerce international, en leur permettant de se prémunir contre les risques de change notamment.
Par ailleurs, il n’est pas certain que la taxe Tobin réduise la volatilité quotidienne sur les marchés financiers et sur les marchés des changes. Au contraire, en réduisant la liquidité des marchés et les arbitrages réalisés (tant en quantité qu’en qualité), elle risque de l’accroître. Elle risque en outre d’être totalement inefficace face aux grands mouvements spéculatifs et aux déviations durables par rapport aux fondamentaux. Le dilemme est en fait le suivant : si elle est appliquée à un faible taux (0.01% par exemple), elle n’est pas dissuasive face aux mouvements de marché de grande ampleur qui provoquent des déséquilibres ou des crises. Et si elle est appliqué à un taux élevé (1% par exemple), elle génère des distorsions diminuant considérablement l’efficience des marchés financiers et perturbant l’allocation optimale des capitaux ainsi que le commerce international. Enfin, il faut remarquer que l’on ne peut pas tout avoir : soit, en effet, la taxe rapporte beaucoup de ressources, ce qui indique qu’elle ne dissuade pas les transactions de court-terme (donc qu’elle est inefficace), soit elle en rapporte peu, et cela signifie qu’elle dissuade la plupart des opérations, y compris celles qui seraient souhaitables (donc qu’elle diminue fortement l’efficience du système financier). Tobin lui-même l’admettait : « Plus son produit sera important, plus la taxe aura manqué son but puisque cela signifiera que les mouvements spéculatifs à court-terme n’auront pas cessé ».
Malgré des avantages qui rendraient une taxe à faible taux prélevée sur les mouvements de capitaux souhaitable par certains aspects, la taxe Tobin n’atteindrait pas ses objectifs. Et les difficultés liées à sa mise en œuvre semblent rédhibitoires.
Qu’en pensent les experts ? Pour réduire l’instabilité financière, un consensus se dessine actuellement sur des réformes visant à :
Veiller à la solidité des structures bancaires et financières locales avant de mettre en place la libre circulation des capitaux dans un pays ;
Lutter efficacement contre les centres offshore ;
Favoriser la transparence de manière à réduire les asymétries d’information ;
Inciter les acteurs à établir des systèmes internes destinés à contrôler le risque de leurs positions ;
Internaliser les coûts liés à une crise financière en remédiant à l’aléa moral et en responsabilisant les détenteurs de capitaux ;
Améliorer la régulation du système financier international et le dispositif prudentiel ;
Développer une meilleure coordination internationale des politiques nationales et donner de réels moyens d’action à des organismes internationaux tels que le FMI dans le but de gérer efficacement les crises.
Tout cela mobilise moins les foules militantes. C’est un bon indicateur de qualité.