En octobre 2011, une grande banque a annoncé le lancement d’un sukuk dans le but de se procurer des capitaux sur le marché financier islamique. Dans le monde de la finance, cette émission conforme à la charia (la loi islamique) par une banque occidentale renommée a provoqué un véritable séisme. Deux aspects ont particulièrement attiré l’attention : le volume de deux milliards de dollars et la date de lancement, en pleine crise financière. Ce sukuk pourrait représenter la percée définitive de la finance islamique au niveau international et ouvrir des perspectives de financement bienvenues aux établissements financiers en difficulté dans l’environnement de marché actuel.
L’interdiction de l’intérêt, un principe majeur
La finance islamique concilie activités financières et charia. Fondée sur différentes bases légales, en particulier sur le Coran et la sunna, la charia sert de ligne directrice à tous les musulmans. Livre sacré de l’islam, le Coran transmet, selon la foi musulmane, les paroles révélées par Dieu au prophète Mahomet. La sunna, quant à elle, décrit le mode de vie du prophète, considéré comme l’exemple à suivre par chaque musulman. Mahomet ayant été commerçant à une certaine période de sa vie, le Coran et la sunna contiennent nombre de conseils et de prescriptions concernant le comportement à adopter en matière économique. Le principe central de ce code est l’interdiction du riba, c’est-à-dire de l’intérêt ou de l’usure. Par conséquent, la condition première de toute opération de financement islamique est de renoncer à l’intérêt.
Une caractéristique des religions monothéistes
Cette interdiction ne se limite cependant pas à la finance islamique. La plupart des religions monothéistes ont, à un moment ou à un autre, fait preuve de méfiance à l’égard des opérations avec intérêts. Ainsi, dans l’Antiquité, le prélèvement d’intérêts était considéré comme un péché par les juifs et les chrétiens. Les conventions religieuses ont ensuite mis plusieurs siècles à se développer suffisamment pour que les activités financières avec intérêts soient socialement acceptées. Dans l’histoire du judaïsme, ce processus a surtout été simplifié par le fait que les prêts avec intérêts aux non-juifs ont été autorisés, et que les chrétiens ont alors confié aux juifs la gestion de leurs finances. Pour les chrétiens, en revanche, les intérêts sont restés proscrits jusqu’à la fin du Moyen Age. Par la suite, le changement de mentalité qui s’est opéré au sein de la communauté chrétienne reposait principalement sur des réflexions fondamentales concernant la valeur vénale de l’argent. La position critique vis-à-vis des intérêts reste néanmoins ancrée jusqu’à ce jour dans certaines législations nationales. Aux Etats-Unis, par exemple, le taux maximal admis pour les opérations de prêts est défini dans les "usury statutes", les lois sur l’usure.
Spéculation et jeux de hasard
L’interdit de l’intérêt n’est pas la seule caractéristique qui différencie la finance islamique du secteur financier traditionnel. Les prescriptions s’appliquent également au risque, à la spéculation et aux jeux de hasard, et font la distinction entre "bons" et "mauvais" secteurs d’activité. Les règles relatives au risque et à la spéculation visent à favoriser la croissance durable des économies locales. Les origines de cet interdit touchant les commerces assimilés aux jeux de hasard remontent à la Mecque préislamique, où ces jeux très prisés portaient sur les produits agricoles. Certains joueurs s’enrichissaient considérablement, tandis que d’autres s’endettaient massivement. Le prophète Mahomet, qui tenait beaucoup à la cohésion sociale au sein de la société islamique, s’érigea contre de telles pratiques, car elles creusaient les écarts entre riches et pauvres.
Dow Jones Islamic Market Index
La finance islamique est en outre connue pour son principe de sélection négative. Depuis l’émergence du secteur, des érudits musulmans ont réparti les secteurs d’activité en branches conformes et non conformes à l’islam. Aujourd’hui, le Dow Jones Islamic Market Index, le plus célèbre indice de référence pour les actions islamiques, définit comme incompatibles avec l’islam les secteurs suivants : la fabrication d’alcool, de tabac et de produits à base de viande de porc, les services financiers traditionnels, la branche du divertissement ainsi que l’industrie de l’armement. De plus, les entreprises lourdement endettées sont exclues de l’indice, les érudits religieux privilégiant les fonds propres par rapport aux dettes.
Essor progressif à partir des années 1970
Au milieu du XXe siècle, des intellectuels égyptiens diffusent l’idée de prendre en compte les principes de la charia pour structurer des transactions financières. A l’époque, le Proche-Orient est tout sauf une région prospère. Par conséquent, les premières expérimentations en finance islamique ne suscitent guère d’intérêt au niveau suprarégional. Dans les années 1970, quand le concept d’opérations financières conformes à la charia est repris, la situation a bien changé : la crise pétrolière confère à cette région du monde une immense richesse.
Depuis, toute une série d’établissements financiers du Proche-Orient et d’Asie du Sud-Est n’ont cessé d’étudier le développement d’une forme islamique d’action économique. Les principaux précurseurs de ce mouvement sont les banques des Etats du Golfe, soutenues dans une large mesure par la Banque islamique de développement fondée en 1973.
Dans les années 1980, les services financiers islamiques connaissent un succès croissant en Asie du Sud-Est. Dans cette région, les établissements financiers s’orientent de plus en plus vers les petits investisseurs, contrairement aux marchés du Proche-Orient, qui se concentrent essentiellement sur les clients fortunés du private banking et les activités de private equity.
Sukuk : de plus en plus prisés
Pourtant, jusqu’à la fin du XXe siècle, la finance islamique n’offre que des possibilités relativement limitées. Les intérêts directs demeurant interdits, les clients ne peuvent placer leur argent que dans des actions et doivent renoncer à une gamme complète de services bancaires. Cette situation ne change qu’après l’an 2000, lorsque les établissements financiers islamiques commencent à investir davantage dans la recherche et le développement. Dans le sillage de cette réorientation, le marché des capitaux islamique croît, la demande de crédits hypothécaires islamiques augmente et des cartes de crédit conformes à la charia sont émises. A la fin des années 2000, les acteurs du marché islamique profitent enfin d’un secteur des services financiers islamiques à part entière. Pendant la première décennie du nouveau millénaire, les sukuk deviennent pour les entreprises du Proche-Orient et d’Asie du Sud-Est un moyen particulièrement apprécié de se procurer des capitaux sur les marchés financiers.
Nette hausse des emprunts islamiques
Le terme "sukuk" – souvent traduit par "obligations islamiques" – est le pluriel du mot arabe "sakk", qui signifie "document officiel". Etymologiquement, il a la même origine que le terme anglais "check " et désigne l’ancienne tradition qui consistait à établir un document officiel pour certifier des dettes. Le mot "sukuk", c’est-à-dire plusieurs "checks", est donc utilisé pour désigner les premières tentatives de création de produits islamiques sur les marchés des capitaux. Peu à peu, les sukuk gagnent en popularité : de moins de 50 entre 2002 et 2005, leur nombre passe à 398 en 2010.
Mobilisation de capitaux dans le monde musulman
Cette hausse a plusieurs raisons. Tout d’abord, elle est due à l’amélioration de la transparence concernant la manière dont les sukuk sont structurés. Afin d’éviter les intérêts normalement générés sur les produits classiques du marché des capitaux, les sukuk sont généralement basés sur des structures légales et de cash-flow extrêmement complexes. Après avoir essuyé quelques échecs, le marché islamique de la finance a soumis les conditions-cadres des sukuk à une batterie de tests et les a optimisées.
Selon Fitch Ratings, les souverains hors Moyen-Orient et régions majoritairement islamiques souhaitant exploiter le marché des Sukuk pourraient rencontrer une forte demande insatisfaite des investisseurs institutionnels et des banques islamiques de diversifier leurs (...)
Ensuite, la demande de sukuk a été stimulée par un nombre croissant d’investisseurs en actions musulmans qui définissaient de manière plus large leur approche religieuse des produits du marché des capitaux. Troisièmement, diverses entreprises non islamiques ont commencé à émettre des sukuks pour se procurer des capitaux dans le monde musulman. Des investisseurs musulmans peuvent ainsi acquérir des produits du marché des capitaux auprès d’établissements non islamiques. Le premier émetteur de sukuk non islamiques a été, en 2004, le land allemand de Saxe-Anhalt qui, par cet acte pionnier, a nettement élargi sa base potentielle d’investisseurs. Depuis, des entreprises comme General Electric, Hewlett-Packard ou Petronas ont également émis des sukuk.
Il n’est pas étonnant que même des institutions financières établies envisagent aujourd’hui de franchir le pas. En effet, étant donné les plans d’austérité et les coupes budgétaires actuellement pratiqués aux Etats-Unis et en Europe, la mobilisation de capitaux au Proche-Orient et en Asie du Sud-Est pourrait constituer à l’avenir, pour certaines entreprises, le seul moyen de préserver leur liquidité.
Une nouvelle ère de la mondialisation ?
Depuis la fin des années 1980, le terme "mondialisation" désigne la production et la circulation à l’échelle internationale de marchandises, de services et d’idées. Alors qu’un grand nombre de biens et services continuent d’être fournis par les marchés émergents, les idées proviennent en général d’institutions politiques et financières occidentales. A cet égard, la finance islamique représente une exception de taille. Le fait que des entreprises non islamiques aient repris l’idée de la finance islamique ne correspond pas au schéma traditionnel de la mondialisation. Cette tendance est donc plutôt le signe de l’avènement d’un monde multipolaire. A l’heure actuelle, cette évolution est incontestablement accélérée par la crise financière persistante ainsi que par la nécessité pour les entreprises occidentales de trouver de nouvelles sources de capitaux.