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De l’influence de la psychologie sur les gérants d’actifs

L’intelligence collective sur les marchés financiers se démarque de la notion de foule par le fait qu’il n’y a pas d’unité de lieu ou de temps : l’influence dans une foule repose sur la présence physique d’un grand nombre de personnes sur un lieu précis, à un moment donné...

En 2002, pour la première fois dans l’histoire du Nobel, un prix était décerné à un non-spécialiste du domaine. Daniel Kahneman et feu Amos Tversky (décédé en 1996), tous deux psychologues et respectivement chercheurs en psychologie cognitive et en psychologie mathématique recevaient la précieuse récompense en économie.

Dans « Thinking, Fast and Slow » [1], Daniel Kahneman explique l’importance des stéréotypes dans la prise de décision des individus. Il distingue deux cerveaux :

Le Système 1 opère de façon automatique, rapide et intuitive, sans ou avec peu d’effort, et aucune volonté de contrôle de soi. Il permet des actes du quotidien : détecter une distance, s’orienter vers un bruit, répondre à 2+2…, et s’appuie sur des connaissances stockées en mémoire et accessibles sans intention. Ce cerveau est donc très sensible aux stéréotypes ou autres biais cognitifs.

Le Système 2 alloue l’attention sur les activités très demandeuses d’effort mental comme les calculs complexes, ou le contrôle de soi. Cela inclut les problématiques de théorie d’agence, de choix, de concentration comme remplir sa déclaration d’impôt, ou lire des noms de couleurs qui ne sont pas écrits dans cette même teinte. Il permet une prise de décision plus complexe, nécessitant discipline et réflexion séquentielle. Physiquement, l’appel au Système 2 se manifeste par une dilatation marquée de la pupille de l’individu (ce que cherchent à éviter les joueurs de carte avec le célèbre « poker face »), une accélération du rythme cardiaque, et requiert une consommation importante de glucose [2].

Les biais cognitifs nous influencent, et ce, de façon très insidieuse. Qui sait par exemple que la moyenne (et la médiane) de la taille des 12 derniers présidents américains [3] est de 1.85m, alors que la taille moyenne de l’homme américain est de 1.76m (en 2018 !!)…Serait-ce à comprendre qu’un bon dirigeant pour l’inconscient des électeurs doit être grand par la taille ?

Alexandre Todorov [4], professeur à Princeton, s’inspirant des travaux de Solomon Asch (1946) sur la formation des impressions, a montré que nous sommes enclins à juger au premier regard notre interlocuteur en évaluant d’une part sa propension à être dominant, voire menaçant, et d’autre part à quel point celui-ci est digne de confiance. Pour ce faire, il a présenté à ses étudiants des photographies (et uniquement les clichés) de campagne de candidats à des mandats électifs et leur a demandé de juger leur compétence. A 70%, les sujets choisissaient – sans le savoir - le candidat qui avait été effectivement élu, celui-ci correspondant aux attributs physiques de menton proéminent, mâchoire carrée et petit sourire synonyme de confiance en soi. On retrouve ces caractéristiques chez les acteurs américains de l’après-guerre (Cary Grant, Kirk Douglas, Marlon Brando…), vecteurs de l’« American Way of Life », repères rassurants pour des sociétés occidentales en pleine renaissance et à la recherche de confiance après le traumatisme de 1939-1945.

Ces deux exemples illustrent l’effet dit de « Halo ».

Qui a le plus de chance de se tromper ? Un expert isolé ou une foule d’individus ?

La question de la pertinence d’une opinion est inextricablement liée à l’objectivité de l’information sur laquelle cet avis repose.

L’ouvrage de James Surowiecki « La Sagesse des Foules » [5], met en avant la justesse d’une opinion d’un rassemblement de personnes non-initiées, les erreurs des unes compensant les erreurs des autres, l’estimation générale convergeant vers la « vraie » valeur. Ce processus d’intelligence collective est possible à partir du moment où chaque individu donne un avis indépendant, et que l’information soit non-biaisée et disponible pour tous, toute information privilégiée étant bannie. Ce livre répond avec un siècle de retard à la thèse de Gustave Le Bon « Psychologie des Foules » [6], qui insiste sur le côté dangereux de la foule, corroborant ainsi la nuance péjorative associée à ce terme. Cet écrit a été édité en 1896, en pleine vogue des théories eugénistes (Gobineau, Galton [7]) et après les évènements boulangistes ayant menacé la 3ème République, et est très fortement marqué par cette crainte de l’influence de leaders sur une foule d’individus totalement dépossédés de tout sens critique, et donc manipulables dans n’importe quel dessein, aussi indigne soit-il.

L’intelligence collective sur les marchés financiers se démarque de la notion de foule par le fait qu’il n’y a pas d’unité de lieu ou de temps : l’influence dans une foule repose sur la présence physique d’un grand nombre de personnes sur un lieu précis, à un moment donné, ce qui est un contexte idéal pour l’émergence de leaders d’opinion charismatiques. C’est ainsi que le concept de foule se démarque de la notion de communauté d’individus. Sur les marchés, on peut considérer que chacun des n intervenants (avec n très grand) investit de façon individuelle et indépendante, de chez lui ou de son lieu professionnel, rendant d’autant plus valide la thèse de Surowiecki.

Mais, plus le nombre d’individus impliqués dans la prise de décision se restreint, plus l’influence potentielle des biais grandit.

Quelles applications à la gestion d’actifs ?

Le lecteur l’aura compris : le Système 1 est le cerveau de l’intuition (le fameux « je sens le marché »), et est très perméable aux biais cognitifs. Décrivons en quelques un :

Un des biais innés les plus connus est le biais de confirmation : un investisseur détient en amont une position longue sur une action dont la publication est prévue ce jour. Il a donc a priori un avis positif sur le titre. Lors de l’analyse de la publication, il va, de façon inconsciente, porter plus de poids aux messages qui vont dans son sens (positifs), et va donc avoir un jugement biaisé de cette nouvelle information.

L’effet de halo précité peut également se retrouver de façon insidieuse dans des processus de gestion où l’appréciation du gérant/analyste est sollicitée. Lors d’une rencontre, d’une communication en direct avec le management d’une société, l’investisseur peut être sublimé par le CEO, parce qu’il s’identifie à lui, ou parce que ce dernier maîtrise parfaitement les codes du marketing moderne. Cette proximité risque de rendre le jugement perméable à ces effets parasites, et donc moins objectif.

Le biais d’ancrage a été maintes fois mis en avant, en témoigne l’expérience de James Montier [8]. Les professionnels des marchés actions revendiquent la connaissance des titres de ce marché spécifique. Ils ont donc en tête pour chacun d’entre eux une valeur repère, de référence, un ancrage, qui correspond peu ou prou à une moyenne depuis qu’ils suivent le titre et qu’ils voient son prix s’afficher quotidiennement sur leur écran. Ainsi, inconsciemment, ces gérants ou analystes développent une logique de retour à la moyenne. Or, de nombreuses études tendent à montrer que le marché est momentum [9].

De même, il nous est à tous arrivé de subir des pertes en investissant sur les marchés financiers. Néanmoins, il est très difficile de couper sa position, c’est-à-dire de se dédire, d’accepter de reconnaître que nous avions tort. Ainsi, nous avons naturellement tendance à couper rapidement nos gains et à laisser courir nos pertes, ce qui répété à l’infini conduit inexorablement à la faillite : c’est l’effet dit de disposition. Pour s’en prémunir, il s’agit de se poser la question : « en supposant que je doive prendre une position sur ce titre aujourd’hui, prendrais-je celle que j’ai actuellement en portefeuille ? ». La réflexion doit absolument s’effectuer en faisant fi de la perte de P&L engagée.

Ajoutons que l’importance du turnover dans une gestion discrétionnaire est fréquemment liée à la volonté du gérant de justifier son poste et sa position voire à l’illusion et la (sur)confiance qu’il a dans ses compétences ((1) p212-216, expérience de Tversky, Kahneman et Thaler). En effet, rester sans intervenir devant un écran, dont les innombrables signaux lumineux vous happent et phagocytent l’attention, se révèle être un acte de gestion très fort [10].

Mais à ces biais innés du récepteur de l’information s’ajoutent aussi les stratégies d’influence de l’émetteur. Nous y sommes très sensibles. Le gérant n’y échappe pas, souffrant de ses biais innés, mais aussi victime, à travers l’information qu’il reçoit, des techniques de marketing modernes (« nudge » ou incitation douce [11]).

Le grand paradoxe réside dans le fait que ces biais sont connus depuis des dizaines d’années [12], que la plupart des gérants en ont conscience, et pourtant l’impact sur les marchés de ces biais est toujours visible, rendant probable l’hypothèse que ces derniers restent immuables.

Quelles solutions ?

La question du mécanisme de la formation de la décision – individuelle et collective – est clé. Sur quoi repose cette décision ?

A partir du moment où l’individu est en mesure de traduire le mécanisme de sa prise de décision par un « rule-based process » c’est-à-dire un descriptif cohérent, exhaustif et précis, qui soit homogène et stable pour l’ensemble de ses actes, passés et à venir, la robustesse de la méthode de gestion est avérée. C’est ce que l’on retrouve dans les règles de composition des indices, en particulier aux Etats-Unis sur les indices S&P® ou Nasdaq® [13], où aucune intervention discrétionnaire humaine n’a lieu d’être : le Système 1 est mis en veille, et c’est le Système 2 qui intervient – via une démarche scientifique de recherche et développement (R&D) – dans l’élaboration ex-ante de ces critères systématiques.

Il est ainsi possible de créer une gestion basée sur une méthode axiomatique, syllogistique et donc cohérente.

Julien Messias Mai 2019

Notes

[1] Kahneman, D. (2011) : Thinking, Fast and Slow. Penguin Books. En version française, Système 1/ Système 2 : Les deux vitesses de la pensée

[2] Kahneman, D. (1973) : Attention and Effort. Prentice Hall.

[3] depuis et inclus John F. Kennedy en 1960, le moins grand étant Jimmy Carter avec 1.77m

[4] Willis, J., & Todorov, A. (2006). First impressions : Making up your mind after 100 ms exposure to a face. Psychological Science, 17, 592-598.

[5] (5) Surowiecki, J. (2008) : La Sagesse des Foules. JC Lattès

[6] Le Bon, G. (1896) : Psychologie des Foules. Book on Demand. (Cet ouvrage est à la base de la doctrine de maintien de l’ordre en France)

[7] Sir Francis Galton (1822-1911) s’inspirait de la dynastie des Bernoulli pour chercher à démontrer que le talent s’héritait de génération en génération

[8] Montier, J (Société Générale) : a/ écrivez les 4 derniers chiffres de votre numéro de téléphone b/ est ce que le nombre de physiciens à Londres est inférieur ou supérieur à ce chiffre ? c/ quelle est votre estimation du nombre de physiciens à Londres ?

[9] Ce qui a monté va continuer à monter, ce qui a baissé va continuer à baisser. Lemperière, Y. (2014) : Two Centuries of Trend-Following. CFM.

[10] Odeon, T., Barber B.M, (2000) : Trading is Hazardous to Your Wealth**. The Journal of Finance. **NDLA : j’ajouterais personnellement « and to your Health »…

[11] Thaler R.H., Sunstein C.R. (2008) : Nudge : Improving Decisions About Health, Wealth and Happiness. Penguin Books.

[12] https://indexes.nasdaqomx.com/docs/... et https://us.spindices.com/documents/...

[13] Travaux de David Hirschleifer : https://sites.uci.edu/dhirshle/

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